Si Jane ne l'avait pas surpris en train de papillonner bêtement des yeux devant une pile de dossiers rébarbatifs, il aurait probablement passé la nuit à l'hôpital. Il se serait très certainement écroulé vers trois heures du matin, entre la lecture d'une définition nébuleuse et la description particulièrement graphique d'une maladie exotique. Heureusement, il devait à la jeune interne l'assurance que son dos ne serait pas éprouvé par une nouvelle nuit passée à dormir plié en quatre au-dessus d'un minuscule bureau de fortune. Après l'avoir remercié – et s'être excusé mille fois pour le dérangement, rougissant et se tortillant comme toujours devant son attention somme toute maternelle – il avait quitté l'établissement désormais bien familier et entreprit de rentrer à pied jusqu'à leur appartement, désireux de profiter de l'air frais. Le chiffre deux s'affichait sur l'écran de son téléphone récemment acquis et Isaac l'éteignit d'un geste maladroit. Ses colocataires devaient être assoupis, à une heure aussi avancée de la nuit – ou de la matinée, question de point de vue. Il les avait habitués à ne plus l'attendre comme il passait la majeure partie de son temps à travailler.

Un sourire pensif effleura brièvement le visage d'Isaac. Armelle et Dexter. Cela ne l'empêchait de les apprécier tous les deux comme les amis les plus proches qu'il avait pu se faire, malgré sept années passées à Poudlard. Ils occupaient de leurs conversations et de leurs rires un espace qu'il aurait dû combler autrement s'ils n'avaient pas été là. Sans eux, Isaac aurait été obligé de se noyer dans le silence et la solitude, et il ignorait s'il en aurait été capable. Probablement pas, étant donné les récents évènements. C'était la raison pour laquelle il ressentait à leur égard une ingratitude immense mais obstinément informulée. Hors de question de les effrayer avec ses sentiments déplacés. C'était probablement ridicule de sa part de penser une chose pareille. Ils ne comprendraient sans doute pas.

Arrivé devant la porte de l'appartement, Isaac sortit sa clé et se battit dans la pénombre avec la serrure, laissant échapper un juron lorsque la porte s'ouvrit dans un bruit sourd. La dernière chose qu'il voulait, c'était les réveiller. Cette idée en tête, il s'avança dans l'espace familier qu'il avait appris à appeler son chez-lui au fil des mois, connaissant presque par cœur l'emplacement des meubles à force de rentrer tard le soir et tout à fait capable de s'y repérer, même les yeux fermés –

« PU – réééé, s'exclama Isaac, incapable de s'en empêcher alors qu'un miaulement aigu répondait à son juron, rapidement suivi d'un vacarme indescriptible alors qu'il devinait la forme sombre de son chat passer à toute vitesse sur les étagères, menaçant de renverser les affaires qui s'y entassaient. » Il s'était cogné dans la table basse.

Renonçant à être discret, Isaac alluma la lumière. Tout en frottant sa cheville endolori, il fut surpris d'apercevoir Dexter, parfaitement réveillé, dans son champ de vision.

« Dexter, je t'avais pas vu dans le noir, il faisait trop som –, commença-t-il avant de réaliser ce qu'il s'apprêtait à dire, et les mille et une façon dont sa remarque pouvait être interprétée. Et, tu – Tu as besoin d'environ sept à neuf heures de sommeil par nuit. Pourquoi t'es pas couché ? » Bien, Isaac. Passer en mode mom friend à deux heures du matin quand on a soi même un manque de sommeil évident, c'est parfait.

— Isaac ?, demande l'américain alors que la lumière s'allume. Il sait que leur colocataire rentre toujours un peu tard – ils vont très régulièrement se coucher avant que celui-ci n'arrive à l'appartement – et du coup, il est rare qu'il le croise hors week-end. Il a toujours trouvé ça dommage – il adore l'anglais, au début parce qu'il était reconnaissant à celui-ci d'avoir accepté sa présence dans la colocation. Avec le temps, il s'est rendu compte que malgré sa timidité presque maladive et son incompétence en matière d'interaction sociale, le blond est vraiment une personne qu'il est heureux d'avoir dans son cercle d'amis. Noir sur noir, on me voit pas? Je connais t'inquiète, dit-il en rigolant, finissant pour son ami la remarque douteuse qu'il a commencé à prononcer. Il se doute que ce n'est pas méchant, juste une maladresse de plus qui caractérise tant l'étudiant.

Dexter lui fait un petit sourire pour le rassurer – il n'a pas envie que son ami se sente mal par rapport à tout ça surtout que celui-ci en est totalement capable. Bien sûr qu'il connaisse un peu moins Isaac qu'Armelle, pour la simple raison qu'il travaille avec l'irlandaise, il a quand même passé suffisamment de temps avec lui pour savoir que c'est le genre de choses susceptibles de le gêner. Les deux garçons ont d'ailleurs passé les fêtes de fin d'année ensemble – n'ayant pas vraiment de familles ou amis avec qui restaient. Même s'il était au départ un peu triste de ne pas être chez lui l'occasion, il a passé avec le blond un très bon moment, ce qui a évidemment eu pour conséquence de les rapprocher. Pour lui, ses deux colocataires sont bien plus de simples amis mais font partie intégrante de cette nouvelle famille qu'il s'est créée en venant en Angleterre. Il voit bien plus Isaac comme un frère que Dean mais il espère que le prochain voyage à Brooklyn changera ça et qu'il pourra être aussi proche de son cousin anglais que des autres qu'il a laissés aux États-Unis. Mais il sait en tout cas que, peu importe ce qui se passe là-bas, il aura toujours Armelle et Isaac à son retour, et pour lui c'est largement suffisant.

— Euh mec, tu t'es regardé dans un miroir récemment ? La remarque pourrait paraître blessante au premier abord, mais le sourire moqueur de Dexter prouve bien qu'elle est en réalité dénuée de toute méchanceté. C'est toi qui aurais besoin d'une bonne nuit de neuf heures là. Isaac en fait toujours trop – c'est ce qu'il a remarqué dès le début, et son ami lui prouve encore en s'inquiétant pour leur santé à deux heures du matin. J'étais au téléphone avec ma mère. Tu sais, décalage horaire, tout ça. S'il a eu du mal à s'y faire au début, il a désormais pris le rythme, ce qui l'oblige régulièrement à rester éveillé jusqu'à tard s'il veut parler à sa mère qui sort du travail – et vu le voyage qui s'annonce bientôt, il n'a pas le choix. T'as passé une bonne journée ?, demande-t-il. Pour une fois qu'il a la chance de croiser son colocataire, autant en profiter pour avoir une petite discussion, surtout qu'il a abandonné en quelque sorte les sms – ses deux amies ne sont définitivement pas très doués avec ça.