someday we will foresee obstacles

Through the blizzard, live together

C’est peut-être les vacances d’été, mais les sorciers foulent le Chemin de Traverse avec la même ardeur que d’habitude, les gens se pressent dans les boutiques, avec leurs sacs débordant d’achat. Sauf Alice.
Alice se balance sur ses pieds, elle fouille dans son sac à main surchargé pour trouver le bon de commande, griffonné sur un bout de parchemin — « recueil de poésie ». Elle mordille sa lèvre, contemple sa montre, remets une mèche de cheveux derrière son oreille, jette un coup d’œil à droite, puis à gauche et - - mais rien à faire. Elle n’arrive pas à se persuader de traverser et entrer à l’intérieur de Fleury et Bott.
Elle aurait très bien pu demander à un de ses collègues  — « désolée, je suis dé-bor-dée, tu veux bien aller chercher cette commande à ma place ? », avec un grand sourire, le tour est joué – mais Alice avait tenu a y aller elle-même, pour une raison qui lui échappe, et qui de toute façon était tout sauf une bonne raison. Mais quand ses yeux s’étaient posés sur l’enseigne du magasin, que la silhouette de Charlie s’était découpée dans le décor de la librairie qu’elle voyait à travers la vitre, le peu de courage d’Alice s’était envolé aussi vite qu’un hibou postal.

Tu es ridicule, Alice. Pense-t-elle alors qu’elle reste plantée là, les gens la dépassent avec leurs regards habituellement choqués ou surpris alors qu’ils s’arrêtent sur les tatouages qui recouvrent son corps. Elle rejette ses cheveux noirs par-dessus son épaule. Elle relève le menton. Trois ans qu’elle n’a pas vu Charlie – et quand elle l’aperçoit, elle à l’impression que c’était hier. Trois ans, mais elle a aussi l’impression que cela fait des siècles. Elle pince les lèvres. Allons. Tu veux juste chercher ta commande. Tu n’es pas censé resté discuter. Ce n’est peut-être même pas lui qui va s’occuper de ta commande. Ne fais pas l’idiote. Tu vaux mieux que ça, Alice.  Elle serre le bout de papier entre ses doigts fins. Et s’élance pour traverser le flot de gens, à contre courant.

Mais au milieu du chemin, la détermination d’Alice vacille. Elle sait très bien comment elle va être : insupportable, méchante, jalouse et elle en veut toujours à Charlie pour des millions de choses. Mais elle n’aime pas pour autant déverser tout son fiel sur lui. Elle n’aime pas le voir encore si gentil avec elle alors qu’elle se comporte tout le temps comme une affreuse gamine. Alors devant la porte de Fleury et Bott, Alice s’arrête d'un coup. C’était la pire idée de ta vie, Alice, pire que celle de te tatouer toi-même à trois heures du matin. Tu peux encore faire demi-tour, Charlie n’en saura rien. Il ne saura pas, tu pourras continuer ta vie, lui la sienne. Fais. Demi. Tour. Alice redresse la tête, réajuste son sac sur son épaule.  Elle écoute sa voix intérieure, son côté lâche qui ne serait pas capable de supporter un tête à tête avec son frère. Elle fait demi-tour, précipitamment, alors que la porte de la boutique s’ouvre, avec le son de clochette familier. Pitié, que ce soit juste un client.

Elle jette un rapide coup d’œil derrière elle.

Merde. Charlie.

electric bird.

but if I sing along a little fucking louder

To a happy song, I'll be alright

Go ask Alice, I think she'll know.
Il s'est imaginé des centaines de scénarios. Pendant des heures, il a pensé à ce qu'il lui dirait. Chaque mot choisi avec un soin particulier, le discours parfait, émouvant, rassurant. Celui qui soigne les blessures de la fratrie, qui lui permet de retrouver l'amour perdu de sa jeune sœur. Mais encore une fois, il ne faisait que rêver Charlie. Trois ans et pas un seul jour il n'a trouvé le courage d'aller la voir. Les lettres se sont pendant longtemps succédé à son bureau avant de prendre un aller simple pour la corbeille qui déborde. Il est celui à blâmer pour cette situation étouffante, celui qui a fauté. Il assume ses erreurs avec un certain calme. Rares sont ceux qui ont entendus parler de sa sœur, seuls ses amis les plus proches ont eu l'honneur de le voir tel qu'il est – blessé par cette absence, détruit par les choix de celle qu'il a toujours trop aimée. Mais le bébé a changé, la petite fille dont il s'occupait a fini par grandir sans lui. L'abandon est la pire des trahisons, celle qui l'exècre et celle dont il est coupable.

Pour la première fois en trois ans, elle lui fait face.

— Tu m'as manqué. La phrase sort d'elle-même. Il aurait préféré se taire. Idéalement, faire demi-tour ne l'aurait pas dérangé. Fuir ses démons à défaut de les affronter est une seconde nature chez lui. Il a honte, il se hait d'être aussi faible mais reste incapable de changer. Il a essayé pourtant. L'époque où il n'était qu'un être perdu, étouffé par une infinité de peurs est révolu. Il est devenu homme comme elle semble devenue femme.
Sa sœur, sa princesse, son bourreau.

Des centaines de questions envahissent son cerveau, l'empêchant de réfléchir correctement. Qu'est-ce qu'elle fait là ? Fleury & Bott, la librairie, le besoin de se cultiver. Il cherche à tuer les faux espoirs avant qu'ils passent le stade de fœtus. Trop de fois il a espéré que tout s'arrange pour toujours retomber plus bas. Pas cette fois, pas aujourd'hui. Pourquoi après tout ce temps ? Des coïncidences, rien d'autre. Elle ne peut pas être là pour lui. La réalité le frappe soudainement. Elle fuit comme tu fuis depuis des années, lui fait réaliser son cerveau. S'il n'avait pas pris sa pause, s'il n'était pas sorti cigarette à la bouche pour quelques minutes de détente, il ne l'aurait pas croisé. Elle, elle l'a vu. Elle l'a aperçu et elle a préféré choisir de partir. La solution de facilité comme il l'appelle, la même que lui.

Les mots restent bloqués dans sa gorge. Tout ce qu'il doit lui dire s'efface comme l'encre par une pluie fine. Le monde devient flou et seule elle compte. Il sait qu'il devrait la détailler, regarder à quel point elle a changé, remarquer les tatouages qui marquent désormais sa peau. Il a devant lui une personne totalement différente, une personne changée en trois ans. Il n'y voit que sa petite Alice, sa sœur laissée sur le bord du chemin, celle dont le sourire était le plus grand cadeau. Il n'a jamais pensé être doué dans son rôle de grand frère. Il aurait voulu faire tellement mieux, être exemplaire, le genre de frère dont les plus jeunes aiment vanter les mérites à leurs amis.

Alice est devant lui, il allume sa cigarette. Le geste plus que la nicotine le déstresse. Trois ans et rien à dire, c'est d'une tristesse.

electric bird.

someday we will foresee obstacles

Through the blizzard, live together

Alice fixe le trottoir. Tu m'as manqué. Les mots glissent sur son dos tourné, ils s'infiltrent sous son crâne sans qu'elle ne puisse les repousser, s'infiltrent sous son armure qu'elle a mis si longtemps à créer. Tu m'as manqué. Alice veut y croire. Ça serait simple. Toi aussi, tu m'as manqué, veut-elle répondre. Mais elle reste silencieuse, froisse le bout de parchemin entre ses doigts, à s'en faire blanchir les phalanges.
Va-t-en, lui dis sa conscience, la voix de la lâcheté. Ne perds pas ton temps. Abandonne-le là ! Comme il t'as abandonné plus d'une fois. Alice hoche la tête pour elle-même. Elle doit avoir l'air d'une folle.  Mais il faut croire que tu l'es. Sinon, tu ne serais pas venu ici. - elle maudit Alice aux Pays des Merveilles et ses citations bien trop adéquates. Elle n'est pas Charlie. Elle n'abandonne pas les gens, non - elle vaut mieux que ça, se dit-elle avec fierté.

Elle se retourne, il n'y a  plus de solution facile, il faut faire face à son fantôme, son spectre qui la suit même quand il n'est pas là, qui la suit alors que lui était parti, quoi qu'elle prétende.
Charlie. Charlie Daniels, son grand frère, ses cheveux bruns, ses tatouages, sa cigarette à la main. En le regardant de plus près, oui, Alice voit qu'il a changé. Il a presque trente ans maintenant. C'est un adulte. Alice est une adulte aussi - du moins, c'est ce qu'elle aime prétendre. Trois ans. Mais depuis combien de temps le dialogue est rompu? Depuis combien de temps Alice a fait descendre Charlie du piédestal sur lequel elle l'avait elle-même installé?

Tu m'as manqué.
— Vraiment? crache Alice en se retournant et rompt le silence. Ses mots sont des piques empoisonnés, de l'acide qui brûlent les lèvres d'Alice. Si les mots blessent Charlie, ils pourrissent Alice à force d'être ruminés, répétés, examinés. Vraiment, Charlie? c'est à la fois une accusation - je t'ai vraiment manqué, alors que tu m'as laissé derrière, sur le bord de la route, tu te fous de moi? - et un brin d'espoir - je t'ai vraiment manqué, c'est vrai?

Elle est ridicule. Entache leurs retrouvailles de mauvais sentiments. Mais elle a oublié comment agir, comme la petite sœur qu'elle était avant. Celle qui avait fais de Charlie son héros, son chevalier. Alice s'appuie contre la vitrine de Fleury et Botts. Elle se cache derrière son armure de méchanceté alors que Charlie, lui, est toujours si gentil. Un monde entre eux.  Un monde si grand qu'il semble inexplorable.
Alice a des tas de choses à dire. Une liste longue comme l'Histoire de Poudlard des reproches qu'elle aurait à faire à Charlie, des choses qu'elle voudrait lui dire mais qu'elle ne s'avoue même pas. Mais les mots disparaissent, s'effacent, échappent aux mains d'Alice avant qu'elle n'ait pu les rattraper. Son esprit est vide, vide, tristement vide. Elle ne sait plus comment avoir une conversation avec lui - même une conversation méchante, une conversation où elle viderait son sac pour mettre à plat les choses.

— Tu as encore plus de tatouages qu'avant. On dirait que tu fais parti d'un gang de voyous. Marmonne-t-elle en remettant ses cheveux derrière son oreille, son regard désespérément fixé sur la boutique en face. C'est idiot. Alice jette un regard en coin à son frère. Si différent d'elle. Si semblable à elle.

electric bird.

but if I sing along a little fucking louder

To a happy song, I'll be alright

Les mots le blessent mais Charlie ne bouge pas. Il aimerait fuir pourtant, à l'entente de cette voix si familière. Son instinct lui hurle de faire demi-tour, de rentrer dans la librairie, de se cacher dans les rayonnages imposants pour y verser une larme à l'abri des regards – là où les livres attendent, une fine couche de poussière sur la reliure, là où personne vient. Elle va te faire du mal Charlie, elle t'en fait toujours. La vérité est plus douloureuse que le reste, elle lui rappelle à quel point elle est influente sur lui. Il l'aime et ne changera jamais, elle en profite pour le détruire. Il fait face à son bourreau – sa sœur, son adorable petite sœur – celle qui choisit toujours bien ses mots. Ils transpercent son cœur avec une facilité déconcertante, ils le poussent un peu tous vers la falaise. Comme réconfort, il ne lui reste que le vide avant une mort certaine. Vraiment ? La question ne trouve pas de réponse. Une part de lui la craint, elle semble forte, digne de la plus prestigieuse des reines, l'autre ne peut s'empêcher de vouloir la prendre dans ses bras, de la couvrir d'amour pour oublier les années passées.

Vraiment ? Il ouvre la bouche à plusieurs reprises, cherchant au fond des yeux d'Alice la réponse parfaite. Il n'a jamais été doué pour exprimer ses sentiments Charlie, c'est peut-être une des choses qui lui ont le plus fait défauts dans sa vie, qui l'a poussé à accomplir des tâches qui le blessaient au plus profond de son âme uniquement parce qu'il ne trouvait pas la force de le dire aux autres. Aujourd'hui plus que jamais, il regrette cette incapacité qui l'empêche d'entrevoir un futur meilleur auprès de sa sœur.

— Oui, vraiment. C'est tout ce qui trouve à lui répondre Charlie, bien loin des grands discours sur l'importance de la famille ou sur l'affection qu'il lui porte. Simple et trop peu efficace. Elle mériterait bien plus, Alice mérite tout le bonheur du monde, chose qu'il se retrouve dans l'impossibilité de lui offrir. Un mauvais frère, voilà ce que tu es, se répète-t-il à chaque fois qu'il se met à penser à sa cadette. Les paroles rassurantes de certains amis ne sont d'aucun réconfort. Se dire qu'il regrette cette situation n'est en rien suffisant pour la changer, penser à elle tous les jours ne la fera pas revenir. Tu m'as vraiment manqué. Il la regarde droit dans les yeux, puisant dans les souvenirs de leur enfance le courage de l'affronter. L'espoir vient traitement réchauffer son corps, les questions qu'il s'interdit de se poser affluent trop rapidement vers son cerveau. Et si ça marchait ? Et si tout s'arrangeait ?

Pour la première fois depuis le début de cette confrontation, il la regarde comme elle est. Oublié durant un instant le souvenir de sa petite sœur au corps pâle, vierge de toute encre. Il contemple avec une certaine incompréhension les tatouages qui couvrent sa peau. Ses mains, ses bras. Alice lui paraît soudainement plus proche de lui que jamais. Il la trouve belle, il la trouve majestueuse. Et sans qu'il ne comprenne pourquoi, l'inquiétude vient interrompre la joie. Un grand frère remarque un changement radical chez sa sœur, il stresse, se pose des questions, à la recherche de la réponse ultime. Est-ce dangereux ? Y-a-t-il un problème caché ? La marque des mangemorts se cache-t-elle sous cet art moldu ?

— Sérieusement Alice ? Tu t'es regardée dans une glace ces derniers temps, parce que j'ai l'impression que tu tentes de me rattraper là. Pourquoi elle fait ça ? Pourquoi elle est comme lui, proche, identique avec leurs corps tâchés. Après toutes ces réflexions faites au fil de ses voyages, il aurait cru qu'elle ne succomberait au besoin de se faire marquer à jamais, de passer sur cette table froide, à souffrir, les dents serrées pendant qu'une aiguille s'enfonce régulièrement dans l'épiderme. Il se sent rassuré dans un sens, il préfère ça au tailleur strict, aux lunettes rectangles et à l'air de secrétaire coincée. Sa sœur change, il ne peut que prier pour que ça soit en bien.

electric bird.

someday we will foresee obstacles

Through the blizzard, live together

Alice joue avec l'ourlet de sa robe, lutte contre la tornade de sentiments contradictoires. Elle relève la tête, se tourne vers Charlie pour lui faire face à lui, et la réalité lui tombe dessus comme un poids – elle se veut si différente de lui, elle clame n'avoir « rien à voir avec cet idiot, ce bon à rien » et pourtant, quand elle le regarde, tout lui prouve le contraire. Tout la dérange.
Tu m'as vraiment manqué. Alice baisse les yeux – la petite Alice, la petite voix dans sa tête, celle qu'elle refoule depuis que Charlie est partie, elle a les yeux qui brillent, le cœur qui bats, ravie d'entendre ça. Mais Alice se mordille les lèvres, incapable de savoir quoi faire de cette information. La rejeter, comme si elle n'avait pas d'importance, l'ignorer, faire comme si elle ne l'avait pas entendue ? Parce qu'elle est un peu déçue. Trois ans, et c'est tout ce qui l'a à lui offrir, Charlie ?

Mais elle n'est guère mieux.

Elle n'a à lui offrir, en cadeau de retrouvailles, que des reproches, des mots acerbes, aiguisés comme des lames. Pas un pour rattraper l'autre. La brune soupire, déjà lassée. Elle veut fuir, mais elle a l'impression d'être prisonnière de sable mouvant. Attendre de ça passe plutôt que de s'agiter inutilement – seule solution.

Elle détourne les yeux, évite le regard de Charlie qui la dérange, qui lui rappelle ce qu'elle a oublié. De quoi t'as peur, Alice ? De voir que t'as tort de le détester ? De voir que tu regrettes ? —peut-être bien, oui.

— Ah. Je vois. réponds-t-elle faiblement. En même temps, ça fait trois ans. ajoute-t-elle. Accusatrice.

Alice lui rappelle – c'est toi qui m'as laissé. Pas l'inverse. Elle ne veut pas qu'il oublie que les torts sont les siens. Elle ne veux pas qu'il oublie une seule seconde que c'est de sa faute s'ils en sont là.
Elle essaye de s'en convaincre, tout les jours.
Elle sent le regard de son grand frère sur elle, il observe ses tatouages, elle le sait. Alice sait très bien ce qu'il doit s'imaginer – elle fronce les sourcils, agacée de voir qu'elle le connaît encore si bien. Comme si l'univers entier s'amusait de lui rappeler qu'elle était sa sœur.

Alice lâche une exclamation agacée, lève les yeux au ciel.

— Quoi ? Rien à voir avec toi. Le monde tourne pas autour de toi, Charlie ! Pourquoi je voudrais avoir ne serais-ce qu'un seul point commun avec toi, explique-moi ? La menteuse, crie son inconscient. Absolument rien à voir. Tu comprends pas.

Charlie ne comprends pas, non. Alice ne comprends pas plus, à vrai dire. Elle ne sait pas pourquoi elle s'est fait tout ces tatouages, sachant pertinemment qu'on allait s'exclamer — « Alice, tu ressembles encore plus à ton frère ! » . Rien à voir, affirme-t-elle d'un ton dur.

— Je voulais juste chercher un livre. Pas me retrouver à avoir une conversation inutile avec toi. Pourquoi je perds mon temps ? Alice fouille dans son sac, sort le fameux bon de commande qu'elle agite sous le nez de Charlie. Je ne suis pas venue pour toi.

Tu es infecte, Alice, tu le sais ? Malheureusement, elle le sait. Elle laisse retomber sa main mollement, remets ses cheveux derrière son oreille. Alice laisse échapper un rire sans joie, un rire jaune.

— Ça rate jamais. Quand t'es dans le coin, ça peut jamais se passer bien, non. J'en ai marre.

Marre d'elle-même. Marre de cette situation qui la draine de son énergie. Dans un autre monde, Alice aurait dit pardon, aurait pardonné Charlie - pour se soulager elle-même d'un poids, de manière égoïste. Le mot est au bord de ses lèvres, comme si elle voulait s'en débarrasser, continuer sa vie sans le boulet que représente son ressentiment pour Charlie. Mais Alice n'est pas courageuse, non.

electric bird.

but if I sing along a little fucking louder

To a happy song, I'll be alright

Elle parle et il ne sait pas quoi répondre.
Il a peur de faire une erreur, rendre les choses encore plus compliquées. Les étincelles se transformeraient en réel feu, incapable à calmer. Il faudrait abandonner l'espoir de conserver du terrain. Une fois de plus, partir, regagner les sentiers battus. Trois autres années à attendre qu'elle revienne pour espérer cette fois-ci cette victoire honorable dans cette guerre familiale. Il n'est pas sûr d'être prêt à en supporter autant. Réussir à tenir sans faiblir est une chose qui nécessite un certain courage, une volonté d'esprit qu'on peut saluer. Le faire une seconde fois en connaissant l'intensité de la douleur et du sentiment de manque n'est plus du même domaine. C'est une sorte de masochisme, accepter de se transpercer le cœur soi-même pour y injecter de la tristesse pure.

Il cherche les mots Charlie, comme pour trouver exactement les bons, ceux qui arrangeront tout. Mais ils n'existent pas, ce serait trop simple sinon. Leur relation a pourri il y a trop longtemps. La tristesse voile ses yeux alors qu'il se rend compte qu'il n'y a sûrement plus à sauver. Elle le déteste pour de bon – c'est l'impression qu'elle lui donne en tout cas – et il n'est pas prêt pour ça. Il peut supporter beaucoup de choses, il l'a fait à maintes reprises. Il sait se taire, attendre que les choses s'améliorent, prendre son mal en patience. On peut même dire qu'il excelle dans ce domaine.

Avec elle, tout est différent.

Avec elle, il refuse d'attendre. Il tremble à l'idée que les choses ne s'arrangent jamais. Deux mots se bousculent dans sa tête, comme toujours. Pourquoi et désolé.. Comme à chaque fois, aucun ne sortira, ils resteront là, blottis au creux de sa poitrine. Il n'est pas sûr de pouvoir supporter les reproches, il les craint encore plus depuis qu'ils ont décidé d'investir ses cauchemars, pourrissant ses nuits, jetant une ombre menaçante sur ses journées. Et l'excuse ne servirait à rien. Il ne suffit pas de le dire, s'est-il répété à chaque fois qu'il voyait les yeux accusateurs de sa cadette braqués sur lui, il faut en comprendre les raisons. C'est une promesse, celle de ne jamais recommencer un acte qui fait souffrir. Et après tout ce temps, Charlie ne comprend toujours pas.

Elle accuse. Trois ans d'absence. Elle le fait culpabiliser. Il la connaît Charlie, il sait exactement ce qu'elle tente de faire. Ce qu'elle réussit à faire. En rentrant ce soir, le thé sera troqué contre un verre de whiskey pour oublier. C'est entièrement de sa faute s'ils ont été éloigné en vivant la même ville. Elle n'y est pour rien Alice, une simple victime. Il n'est juste pas à la hauteur – il se le répétera sans cesse jusqu'à s'endormir, le taux d'alcool dans le sang bien trop élevé. Alice gagne encore, elle détruit son frère avec toute cette haine. Lui ne demande qu'à l'aimer.

En attendant il s'accroche tant qu'il peut à la certitude qu'il n'est pas le seul fautif. Il sait que ça changera, que d'ici une heure ou deux il ne le pensera plus. Charlie s'autodéclarera coupable.

— Tu aurais pu passer. Tu sais très bien où j'habite, dans son appartement. Le sujet tabou, celui qui lui fait mal. Son oncle est mort, et lui l'héritier. Il lui est arrivé de se demander si c'était la raison du changement d'Alice avant de tristement se rendre compte que tout avait commencé bien avant. Ses yeux s'attardent à nouveau sur les tatouages. Ils sont beaux, artistiques. On dirait un tableau complet, préparé et réfléchi. Ils s'opposent aux siens, des pierres différentes – de toutes tailles, de couleurs – ramenés des quatre coins du monde pour bâtir une maison unique, un sanctuaire de tolérance. Je n'ai pas dit ça Alice. J'ai bien compris que tu faisais ta vie de ton côté. Sans moi.

Il regrette chacun de ses mots au moment où ils sortent. Et pourtant il est là, incapable de se retenir. Il attend depuis trop longtemps ce moment. Et celui-ci lui échappe avec une facilité inquiétante. La possibilité que cela puisse marquer la fin le terrorise – il n'y aura pas de seconde chance, le frère et la sœur ne se parleront plus qu'à l'agence notariale, quand il sera question de traiter le testament de leurs parents. Il attrape le bon de commande des mains de sa sœur. Il se sent soudainement Charlie, en pensant le garder pour lui, le ramener dans son appartement et le mettre dans cette même boîte où il a conservé toutes les lettres de la plus jeune.

— Je vois. Tu me laisses finir ma cigarette et je vais te le chercher, ou ton temps est si précieux que tu refuses que je m'accorde la moindre pause pour toi ? La vérité est qu'il n'en a jamais pris. Grand frère est un travail à plein temps. Pendant longtemps, il a pensé que ce serait le plus beau qu'il n'aurait jamais à faire mais ça c'était avant qu'elle lui retire ce droit, qu'elle le donne à quelqu'un d'autre. Elle ne lui donne même plus les moyens de l'aimer.

Face à ses accusations, il baisse les yeux au sol. L'impression qu'elle a raison ne le quitte plus. Encore une fois, il culpabilise. Tout est ta faute Charlie, tu es un échec ambulant.

electric bird.

someday we will foresee obstacles

Through the blizzard, live together

Alice remue le couteau dans la plaie : même, elle s'amuse à rouvrir les blessures qu'on pensait refermées. Elle aurait très bien pu vivre sans vie sans se torturer et sans torturer Charlie, cela aurait été tellement mieux pour elle comme pour lui. Alice est incapable d'oublier – alors elle interdit à Charlie d'oublier aussi. Elle refuse d'être la seule à souffrir, quitte à entraîner Charlie dans cette douleur qu'il ne mérite pas.

Elle croise les bras. Oui, c'est vrai, elle aurait pu passer – mais elle aurait fais face à un Charlie qui vit sa vie, sans elle. Une vie où elle n'est pas invitée. Elle se serait senti comme une orpheline regardant à la fenêtre d'une maison, où une famille dînerait. Elle se serait sentie exclue, en dehors, à part. Elle serra les dents.

— Je fais ma vie sans toi parce que tu n'as jamais daigné faire de la place dans ta vie pour moi, Charlie. lâche-t-elle exaspérée, laissant retomber son bras brusquement.

Alice est en train de craquer, son armure de fille dure, distante, intouchable, est fêlée, à cause de Charlie. Elle soupire alors que sa gorge se serre, elle se sent ridicule, au bord du précipice, incapable d'y échapper.

— Je ne veux pas de toi dans ma vie parce que j'ai toujours eu l'impression d'avoir été une nuisance pour toi – tu as fui dès que tu as pu ! Il fallait le dire si je n'étais pas assez bien pour toi, ça nous aurait évité d'en arriver là, tu ne penses pas ? Alice passe une main dans ses cheveux, lève les yeux au ciel, elle lâche un petit rire, fêlé lui aussi. Sa voix tremble un peu, mais Alice inspire pour reprendre le contrôle – elle ne va pas laisser Charlie apercevoir combien elle est marquée par tout ça. C'est juste un simple dérangement, pas le genre qui la garde éveillée parfois la nuit – non, ça n'était pas du tout ça. Elle évite son regard, consciente qu'elle est en train de déverser un non-dit qui traîne, sans qu'il n'ait rien demandé. Mais elle non plus, n'avait jamais demandé à être « moins bien » que Charlie, « moins intéressante ». De toute façon, depuis le début, tu as toujours été le préféré de notre oncle, le préféré de tout le monde. Regarde, Alice, ton frère ceci, ton frère cela. Depuis le début, c'était clair que je n'étais pas comme toi, et c'était un défaut. C'est usant, tu te rends compte ? Non, bien sûr, tu ne le sais pas – tu sais rien, comme toujours, tu sais rien de moi. Je sais même pas pourquoi je m'acharne.

Alice s'arrête, se stoppe net. Elle vient de vider son sac, de dévoiler au grand jour ce qui lui traverse le cœur, Charlie sait tout maintenant – il ne comprends peut-être toujours pas, mais Alice a été honnête. Et elle a peur, elle est terrorisée Alice, maintenant: peut-être que Charlie va lui tourner le dos, à nouveau, peut-être qu'il va l'abandonner. Ni Alice ni lui ne font partie des gens courageux, elle le sait bien. Peut-être qu'il va fuir encore une fois, fuir devant tout ces sentiments. A sa place, elle aurait fui, elle aussi.
Elle a envie de laisser Charlie en plan, poser sa demi-journée et rentrer chez elle. Alice irai se rouler dans une couverture, allongée dans le lit avec ses chiens, les câliner, en attendant que Sid rentre. Peut-être qu'elle regarderai quelques dessins animés. Elle a envie de tout faire pour oublier ce qui vient de se passer.

Alice relève les yeux, fronce les sourcils. Reprends le contrôle d'elle-même.

— Tu sais quoi ? C'est pas grave. Il faut que j'y aille – je viendrais  chercher le livre un autre jour, c'est pas grave de toute façon. Elle ne pense même pas à reprendre le coupon, son livre est le cadet de tes soucis. Désolée de t'avoir fait perdre ton temps – l'excuse est pitoyable. Désolée de t'avoir fait perdre ton temps. Désolée de ne pas être à ta hauteur, Charlie, de ne pas être digne de toi, voilà ce qu'elle aimerait dire.

Elle commence déjà à tourner les talons, pour mettre le plus de distance entre elle et Charlie – elle a honte, elle aimerait faire marche arrière, reprendre les mots qu'elle a dit. Pourquoi, par Morgane, tout est si complexe ? Elle aurai voulu remonter le temps, annuler cette rencontre qui était un désastre.

electric bird.

but if I sing along a little fucking louder

To a happy song, I'll be alright

Elle lui fait du mal Alice. Il se sent choqué, vidé, incapable de comprendre ce qui peut bien se passer dans la tête de sa petite sœur. Lui qui souffre depuis des années de cette distance – de cette haine qu'elle lui porte – il regrette presque d'en connaître les raisons aujourd'hui. Alice craque face à lui et il reste là, comme un piquet à ne pouvoir faire le moindre geste. Alice donne ses raisons. Elle parle, elle parle et le visage de son frère se décompose. Il a l'impression qu'on lui a pris son air Charlie, qu'on lui plante une dague dans le cœur. Il s'est toujours attendu à des raisons valables, des choses concrètes qu'il aurait faites. Il pensait qu'elle se jouait de lui en refusant de lui expliquer ce qui n'allait pas entre eux. Il aurait préféré que ce soit ça. Il aurait aimé ne jamais entendre les raisons qu'elles lui donnent.
Celles qui lui prouvent une fois encore qu'il n'a été qu'un mauvais frère.

Il se retrouve seul face à une montagne d'informations, des possibilités qu'il n'avait même pas imaginées durant toutes ces nuits à se torturer, à se retourner dans son lit sans trouver le sommeil, à chercher à comprendre Alice. Il n'y arrivera pas, il n'y arrive jamais.

Alice qui ne l'aime plus pour des raisons stupides, pour des erreurs de jugement. S'il avait réagi plus tôt, c'est ce qui lui aurait dit, qu'elle se trompe même après toutes ces années. Il n'a jamais fui Charlie, il ne l'a jamais vu comme nuisible. Elle a toujours été celle qui a le plus compté à ses yeux, celle pour qui il a voulu changer, devenir plus courageux. Un aventurier qui parcoure les mers, qu'elle soit fière de lui. Il se rend compte trop tard où est son erreur, quand le mal est fait, une douzaine d'années trop tard.

Tu es nul Charlie, un échec sur toute la ligne. Voilà ce qu'il se répète en allumant une seconde cigarette, après avoir rangé le bon de commande de sa sœur dans son portefeuille. L'envie de rentrer chez lui, s'enfermer, faire brûler un bâton d'encens, boire le thé qu'il a laissé traîner sur son bureau ce matin.

Il ne sait pas vraiment quoi faire, pas quoi dire. L'idée d'envoyer une lettre à Alice lui vient à l'esprit mais il n'est pas sûr que ce soit une bonne idée. Il n'a personne à qui en parler, personne pour le conseiller. Il aimerait pourtant avoir un ami qui lui dira exactement quoi faire. Rentrer, s'allonger un matelas, Eole qui vient le voir, inquiet de l'état de son maître. Passer des heures devant les photos, à les regarder bouger, lui et sa sœur à une époque où elle l'aimait. La soirée s'annonce particulièrement longue.

electric bird.