Le soleil déclinait paisiblement au lointain. Les mains tranquillement calées sur le cuir souple du volant, la brune maintenait l’accélération constante. La voiture avalait depuis une petite demi-heure les kilomètres que Victory lui faisait parcourir sans broncher, et pour cause : la Bentley avait presque autant eu envie qu’elle de voir du paysage. Elle avait baissé les carreaux et laissait son esprit se concentrer uniquement et simplement sur la route. Parfois conduire pouvait procurer cette sensation de se libérer de tout le reste, ce que la rentière ne retrouvait guère en volant sur un balai. Les moldus ne comprenaient pas toujours leur chance, songea t-elle alors qu’un coup d’œil en direction du tableau de bord lui indiquait qu’elle aurait mieux fait de ralentir. A vrai dire, Vic’ avait plutôt l’habitude de se tenir aux règles assez complexes qui régissaient la conduite, mais le sentiment de vitesse si grisant pouvait parfois prendre le dessus. Elle se força à ralentir et prit le virage à droite pour mettre fin à son errance automobile. Après tout même les engins moldus carburaient à quelque chose et apparemment pour la Bentley, il s’agissait d’essence.

Une station se trouvait à un bon kilomètre de là et après avoir traversé une partie de la ville et des alentours, il était grand temps de faire un arrêt. Le panneau néon plutôt cheap et l’aspect légèrement encrassé du point de ravitaillement qu’on retrouvait apparemment dans ce genre de lieux l’incita à quitter la route et elle se gara à la première pompe de la station, coupant le moteur. Plus un bruit, sauf celui de ses pensées intérieures, ne résonnait aux alentours. Elle descendit de la voiture, claquant la portière sans vraiment y prêter attention pour ouvrir la trappe du réservoir et ensuite se pencher sur les différents pistolets d’essence suspendus à la pompe. A vrai dire elle n’avait pas réellement l’habitude de faire le plein de ses multiples voitures – c’était la plupart du temps Louie qui se chargeait de cette corvée un brin ennuyeuse. Victory allait pourtant devoir se « salir les mains », même si elle n’avait jamais eu aucun problème avec le cambouis ou quoi que ce soit d’autre de réellement salissant ces derniers temps.

Ce fut uniquement lorsqu’elle actionna le mécanisme de la pompe qu’elle grimaça sous l’odeur et tourna la tête, observant autour d’elle le calme d’un environnement plutôt désert. La station était vide, vide mise à part elle et le type qui venait de se garer pour s’occuper de sa voiture, une Impala, d’ailleurs, ce qui lui faisait penser à – oh putain de merde.

Basile Flaversham.

Elle était prête à bégayer, rougir comme une tomate trop mûre ou se cacher sous sa voiture en attendant qu’il s’en aille. Malheureusement, c’était le silence complet et lorsqu’elle arrêta d’écarquiller les yeux, elle ouvrit enfin la bouche. « … Salut. » Elle baissa ostensiblement le menton vers le sol – le contact froid de la chaîne qui était accrochée à son cou lui rappela la présence du cadeau de Flaversham. Victory était mal à l’aise, horriblement gênée par cette rencontre aussi imprévue que redoutée mais c’était maintenant trop tard pour abandonner sa voiture et transplaner. Ca faisait jour pour jour ou presque un mois que la brunette s’était échinée à esquiver toutes les occasions pour revoir Basile. Depuis le baiser et les révélations gênantes qu’elle avait adressées à l’Auror, la businesswoman ne savait plus tout à fait comment agir – et ce n’était ni la rude gueule de bois qu’elle avait eu à subir le lendemain, ni les conseils foireux de Lichuan, ni le temps qui avaient pu l’aider à résoudre cette question.

« Tu vas bien ? Qu’est-ce que tu fais ? » Sans blagues. Victory était consternée de son manque cruel de perspicacité, mais elle ne pouvait blâmer que son trouble. Et s’ils en étaient là c’était parce qu’elle avait été un peu trop honnête, et lui un peu trop menteur. Le résultat ? Ils ne se parlaient plus pour des raisons idiotes et intérieurement, la brune le regrettait. Si elle avait su que ses propos et ses actes feraient fuir Basile, elle se serait retenue.

Curieusement il ne se moqua pas d’elle – ou au moins, il s’abstint de reliever l’idiotie légère de son amorce de conversation. Bien sûr il avait un sourire accroché à ses lèvres – cet indécrottable sourire qu’elle se trouvait ridicule d’observer à la dérobée pendant qu’elle faisait mine de remplir son réservoir comme la femme désinvolte et indépendante qu’elle voulait être. Mon cul, oui ; t’es tombée amoureuse du pire spécimen. Elle toussa comme pour couvrir le bruit de ses pensées et sursauta presque à la proposition de Basile. Comme rendez-vous, on avait vu plus galant – cela étant dit ça n’était sans doute pour lui pas l’ombre d’un rencard, et surtout, il n’y avait pas vraiment de meilleur endroit autour d’eux. « Ouais, c’est une bonne idée. » Elle savait qu’elle prenait le risque de devoir s’engager dans une discussion. De toute manière, ils n’avaient plus le choix. Elle ne pouvait pas passer son existence à fuir Basile ou à faire semblant qu’il n’y avait rien du tout. Il était grand temps d’assumer ses actes ! Et tant pis si elle devait se prendre un râteau dans un repère à vieux routiers crasseux : au moins, ça rendrait l’anecdote atypique. Et puis peut-être qu’elle en rirait d’ici quelques jours.

Ou quelques années.

Bien sûr, Basile Flaversham restait malgré lui l’accro aux bolides qu’il était, et comme à chaque fois qu’on pouvait lui mettre une voiture moldue sous le nez, le commentaire du spécialiste l’attendait au tournant. Ce fut au tour de sa Bentley de subir l’analyse sans appel de son « ami » : apparemment, il ne faisait pas bon de rouler avec ceci. La jeune businesswoman ne se démonta pas tandis qu’elle achevait de verser les dernières gouttes d’essence et rangeait le pistolet derrière elle. « Eh oui ! Devine quoi, ça s’appelle une voiture, c’est même une Bentley. Je sais pas si t’es trop familier avec le concept. » Pendant ses dires, elle avait désigné la carosserie comme si elle s’exprimait à un enfant en bas âge, articulant avec exagération, un grand sourire moqueur ornant ses lèvres. Heureusement, parfois, le naturel revenait si aisément au galop que Victory se rassurait : elle pouvait au moins toujours continuer à se moquer de Basile sans problème, peu importait ses sentiments troubles à son égard.


Le plein étant fait, il allait falloir payer, et la jeune femme verrouilla son véhicule après avoir récupéré son sac à main et fait le tour de la voiture pour rejoindre celle de Basile. « Je t’attends. » lança t-elle, l’air de rien, seulement pour faire remarquer à quel point Basile pouvait bichonner sa voiture et prendre son temps. Elle aimait bien jouer les fausses impatientes. « Elle va pas disparaître, t’en fais pas. » Pas comme vous deux, lui rappela gentiment son subconscient qu’elle choisit d’ignorer copieusement avant de prendre la suite de Basile et de se diriger vers l’intérieur de la station essence.

Monsieur n’aimait pas les Bentley, c’était bien dommage pour lui mais elle n’allait pas en changer pour ses beaux yeux. Lui avait son Impala et c’était son petit bébé, ce qui avait toujours été sujet à moqueries. Aussi Vic ne se formalisa pas de son avis en matière d’automobile, se contentant d’éclater de rire sincèrement lorsqu’il se tapa la tête contre le toit de sa voiture. Cette maladresse avait au moins quelque peu détendu l’atmosphère, et la jeune femme répondit d’un ton très sage face à son étonnement de la croiser dans un lieu pareil. « On peut être une fille à papa et avoir appris à mettre de l’essence dans une voiture ! » En réalité, elle avait sans doute passé autant de temps dans le garage familial que son frère aîné avec leur père. Mais ça c’était quelque chose d’assez inconcevable dans l’inconscient collectif, sauf pour Basile qui éventuellement connaissait assez son amie pour la savoir légèrement garçon manqué – et toujours pleine de surprises. « J’ai pas peur de me salir les mains, si c’est ce que tu penses. » A mi-chemin entre la blague vaseuse et le faux-sérieux, Victory laissa le doute planer tandis qu’ils marchaient enfin pour aller se réfugier à l’intérieur.

« Je me promenais pour me changer les idées. » Elle n’allait pas faire semblant et jouer à celle qui n’a aucun problème avec personne : depuis son anniversaire, Victory avait ruminé cette soirée qui avait le goût du fiasco total. Elle avait hurlé sur Basile deux fois avant de lui dire des choses bien trop personnelles et elle avait même été jusqu’à l’embrasser avant de s’enfuir. L’anglaise n’avait même pas osé en parler à Lichuan – il aurait hurlé de rire jusqu’à l’étouffement – mais ça ne l’avait pas empêché de passer la semaine à se repasser en boucle ces souvenirs brumeux à cause de l’alcool, et d’essayer d’y trouver une logique.

Et finalement, la réponse était aussi simple qu’un bonjour : Victory s’était tout bonnement, selon elle, pris un vent magistral. Le lendemain matin, Flaversham lui avait envoyé une carte d’anniversaire et aussi sympathique pouvait-elle être, elle n’évoquait rien de concret sur son léger pétage de plomb. C’était très certainement comme ça que les hommes géraient les quiproquos très très gênants ; en les esquivant purement et simplement.

Arrivés dans la station service, Basile alla leur chercher deux cafés tandis qu’elle s’assit à une des tables vides, pianotant distraitement de sa main droite sur le zinc. L’odeur de son breuvage préféré parvint à ses narines et lui arracha un petit sourire. « C’est gentil. » La brune joua avec le tour de papier de son gobelet cartonné, les yeux vissés sur ce dernier : hors de question de croiser le regard de l’Auror plus de deux secondes. Elle n’était pas à l’aise, pas du tout même – c’était bien la première fois de sa vie qu’elle se sentait comme une gamine devant son coup de foudre du lycée, à part peut-être si on omettait la fois où il l’avait invité au bal de Noël. Le problème de cette situation, c’était qu’elle avait le sentiment qu’ils voulaient tous deux faire comme si de rien n’était parce que c’était bien plus facile ainsi. Mais en réalité, ils étaient bien trop adultes et surtout beaucoup trop francs pour laisser l’abcès enfler et dégénérer. Il fallait parler ; de ce qui s’était passé, de leur engueulade, du baiser. Victory engloutit une longue gorgée de café pour se donner du courage et ne pas quitter la table en courant avant d’enfin prendre la parole, le plus maladroitement du monde. « Basile, je suis désolée de pas avoir répondu à ta lettre d’anniversaire. » Le dire avait enclenché quelque chose d’inarrêtable, cependant ça n’enlevait en rien la sensation à la rentière de passer pour une étrangère niaise aux yeux de son ami de toujours. « J’imagine que j’étais encore un peu … perturbée et il fallait que je digère tout ça et puis le fait que je … enfin … voilà quoi. Je vais pas t’en vouloir toute ma vie. » Pourquoi j’ai dit ça … Et puis il veut quand même pas que je lui redise que je pensais sincèrement tout ce que j’ai dit, non ?! Putain, c’est vraiment la merde. Le silence qui séparait chacune de ses interventions avait la consistance d’une purée de pois, qu’elle tenta d’alléger. « C’est super gênant, pardon. Si tu veux on parle d’autre chose. » Ce n’était franchement pas conseillé, mais peut-être que Basile était tout aussi mal à l’aise qu’elle. Elle lui imposait sans doute des sentiments qu’il n’avait pas envie d’avoir envers elle, qu’il n’éprouvait pas. Après tout, s’il avait ressenti quoi que ce soit à son égard, elle avait du le réduire à néant rien qu’avec sa crise d’hystérie de l’autre soir.

Elle s’était mise à triturer son gobelet de carton dans tous les sens, le regard vissé sur le café qui s’y agitait au fond. Victory avait encore toutes les peines du monde à affronter visuellement Basile – pas parce qu’elle avait peur de dire ce qu’elle pensait, mais uniquement parce que la réaction qu’elle verrait dans ses yeux risquait davantage de la toucher. La remarque sur sa lettre d’anniversaire ne manquait pas de détendre l’atmosphère, un effort louable que la rentière aurait salué si elle n’avait pas eu la gorge un peu trop nouée. « On a connu pire. » plaisanta t-elle avec un faible demi sourire.

Si elle avait pensé s’en sortir avec une telle esquive, l’anglaise s’était trompée : l’Auror, lui, manifestait le besoin d’éclaircir les choses entre eux. Elle n’était pas sûre que le fait qu’il veuille mettre cartes sur table avec elle la réjouisse tant que ça, mais il était grand temps d’en finir avec tous ces non-dits. Ca ne serait qu’un mauvais moment à passer, en quelque sorte, tentait-elle de se répéter.

Ce n’était pas facile de rester là, assise, à l’écouter disséquer presque chirurgicalement les gestes en apparence complètement absurdes qu’elle avait eu durant la soirée d’anniversaire envers lui. Mais ça l’était encore moins de l’entendre dire que si elle l’avait embrassé, ça ne pouvait en aucun cas vouloir dire qu’il lui plaisait. « Et pourquoi pas ? » répondit-elle un peu trop brusquement et vivement, les nerfs à vif et les mains crispées sur son café. Revivre ce souvenir la troublait, mais elle ne comprenait pas qu’il puisse tout à coup être aussi hermétique à l’hypothèse la plus simple, la plus logique – la plus terrifiante pour deux mules dans le déni comme eux.

Il ne pouvait pas avoir si piètre opinion de lui, ni même de ses critères amoureux à elle – à moins qu’il n’ait jamais entendu parler de ce phénomène courant qui consiste à tomber sous le charme d’un ami bien trop proche, bien trop complice. La brunette n’avait rien vu venir, ou plutôt avait accepté sciemment de fermer les yeux sur ça et maintenant qu’elle s’en était rendue compte, elle n’avait pas réussi à garder le secret pour elle et avait craqué, d’une manière futile – et entièrement dûe à l’alcool. Maintenant, elle apyait les pots plus ou moins cassés et devait se justifier. Merlin, ce que ça pouvait paraître insurmontable de faire face à ces yeux verts et de devoir dire une vérité parfaitement gênante. Victory soupira, hésitante sur la meilleure façon d’amener les choses sans brusquer ni faire détaler en courant Basile. « Ok, j’avais bu. Mais ça veut pas dire que je pensais pas ce que j’ai dit et que je regrette ce que j’ai fait. Bien au contraire. J’ai pas l’habitude d’embrasser n’importe qui. » Et ça, il le savait, c’était la réalité. Elle n’avait jamais menti sur son caractère, et en tant qu’ami de longue date, il la connaissait assez pour confirmer ses dires.

C’était là que ça devenait corsé. Il fallait qu’elle lui explique à quel moment elle avait enfin sorti la tête de l’eau, comment elle avait ouvert les yeux – bien sûr qu’elle tenait à lui, bien sûr qu’elle aurait pu mourir de jalousie si une autre qu’elle prenait sa place. « J’étais tellement furieuse de savoir tous les risques que t’avais pris, et tellement énervée d’avoir rien vu venir, d’avoir rien pu faire. J’ai réalisé que … S’il t’était arrivé quelque chose, je serais juste restée seule avec ce que j’avais à te dire sur le cœur comme une conne et je m’en serais voulue. Alors voilà, peut-être que je me plante, mais … » Elle prit une inspiration, sentit ses poumons se gorger douloureusement d’air et eut un rire nerveux avant de finalement se jeter à l’eau pour la deuxième fois en un mois – visiblement, Basile Flaversham avait besoin d’une piqûre de rappel sévère pour comprendre l’étendue de la situation. « Je pensais jamais te dire ça dans une station-service mais, Basile, ça me paraît plutôt évident que j’ai des sentiments pour toi. Je pense même qu’on a dépassé le stade de la simple amitié depuis plus longtemps qu’on le pense. Je sais pas quand, mais je le sais, et ça me suffit. » Est-ce que lui, ça lui suffirait ? Elle allait être vite fixée, maintenant. Le cas échéant, ça ne serait qu’une question de temps pour panser sa fierté blessée et redevenir de simples amis, si tant était qu’elle y arrivât.

Le silence. Si épais et à la fois si poreux qu’il laissait passer chaque émotion filtrant sur le visage de Basile. Victory aurait préféré payer des milliers de gallions pour ne pas voir cette tête d’ahuri, interdite, qui la regardait comme si elle était en train de proférer une énormité. Ca partait mal, très mal. Et pourtant il n’avait encore même pas prononcé un traître mot.

Jusqu’à ce qu’il finisse par rompre la tension entre eux. Comme un soudain écho lointain à sa voix, Basile était plus que jamais lui-même : terriblement maladroit. Mais elle n’était pas capable d’avoir son second degré à cet instant. « Non, pas vraiment. » La brune avait plutôt la sensation d’un froid polaire qui lui mitraillait les cotes et l’échine, comme un vertige dangereux avant que le plomb glacé de la déception ne s’abatte sur elle. Si elle avait pu échanger cette impression avec celle de l’Auror elle l’aurait fait volontiers et sans peine – mais ils étaient chacun d’un côté de la barrière et cette fois-ci il n’était pas vraiment question d’inverser les rôles.

Ces compliments, ces jolis mots qu’il lui adressait le plus délicatement du monde, ils n’annonçaient rien de bon et l’anglaise n’avait pas besoin de longues études pour éprouver le sentiment d’une mauvaise nouvelle. Si elle ne connaissait pas aussi bien son ami, si elle ne l’avait pas vu une bonne dizaine de fois exécuter ce parfait numéro, elle n’aurait sûrement jamais distingué les premiers signes avant-coureurs. Ceux d’un homme qui n’était pas prêt et qui allait le lui dire, même si ça devait lui faire mal.

Comme s’il savait ce dont elle avait besoin. Comme s’il pouvait savoir qu’elle faisait un mauvais choix. Comme si elle méritait mieux. Elle se croyait dans une farce abjecte, une de ces comédies dramatiques où les protagonistes ne font que débiter des excuses bancales. « Je vois. » Non, bien sûr que non elle ne voyait pas. Elle ne comprenait pas une seule syllabe des trois pauvres phrases qu’il lui répondait. Il lui parlait doucement, attentif et craintif, par peur sans doute qu’elle ne se mette de nouveau à hurler ou à jouer les folles furieuses. Parce qu’il préférerait toujours et invariablement d’autres femmes, des Automne Pilcher, parce qu’elle n’était pas « celle-là ». Parce qu’elle était l’amie, la bonne copine, mais pas celle avec qui il se voyait faire une partie du chemin. « Si tu le dis. » Elle n’avait même pas la moindre envie de se battre, de protester alors que son subconscient se révoltait d’entendre des sottises pareilles. Elle l’aurait accepté tel qu’il était pour la simple et bonne raison que c’était tout, de ses imperfections jusqu’à ses forces, de ses faiblesses jusqu’à ses sales manies qui lui plaisaient. Lentement, l’habituelle flamme qui pulsait en elle s’éteignait, respiration après respiration. Victory n’aurait jamais pu imaginer à quel point la douleur aurait pu être forte, et pourtant il n’était pas le premier dont elle tombait amoureuse. Mais c’était lui.

A son tour elle serra son gobelet et le vida lentement, lentement, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus une goutte. Sa gorge lui piquait, ses yeux auraient pu s’embuer mais elle s’en empêchait férocement. Elle ne disait rien, et c’était bien trop inquiétant. Elle le savait. Alors elle parla, pour chasser la peur, pour éloigner Basile d’elle et faire en sorte que personne ne s’inquiète pour elle. Tout irait toujours bien pour elle, ce n’était rien. Ca n’avait pas à prendre de telles proportions. Ca n’avait pas à la blesser comme ça. Le nier n’arrangeait cependant rien. « Bon ben ça fera encore un truc de plus à rajouter sur ma liste d’histoires foireuses ! En même temps, on aurait pu faire mieux comme lieu romantique. » Elle éclata d’un rire en lequel elle ne se forçait même pas à croire avant de baisser les yeux vers ses mains, soufflant tout bas. « … Désolée. C’est pas contre toi. » Après tout qu’avait-il à se reprocher ? Il n’avait fait que subir depuis le début ses crises, ses colères, et maintenant ses aveux gênants. Victory se sentait d’autant plus coupable qu’il paraissait attendre qu’elle réagisse, qu’elle passe outre et qu’elle fasse comme si de rien n’était. Quelque chose de purement impossible à ce moment précis.

Son gobelet était aussi vide qu’elle se trouvait tout à coup épuisée, fatiguée d’avoir vidé son sac si brusquement pour l’avoir rempli d’un chagrin que son orgueil la forçait à contenir le plus dignement possible. « Merci pour le café en tout cas. » Curieusement, la businesswoman ne parvenait pas à deviner comment elle pouvait conserver cet équilibre précaire et fragile, cette voix bien trop égale et bien trop calme. « Je vais pas t’embêter plus longtemps, ta voiture doit sûrement t’attendre en plus. » Pas l’ombre d’une remarque ironique, ni même d’une amertume. En réalité elle se sentait minable, minable et tout à coup ridicule, elle avait l’impression qu’elle essayait de se voiler la face de manière tellement grossière que n’importe qui aurait pu voir qu’elle tentait lamentablement et péniblement de ne pas s’effondrer devant lui. Plutôt mourir que de pleurer devant lui.

Elle se mordait les joues, s’enfonçait les ongles dans les paumes de main, faisait tout ce qui était possible pour ne pas craquer. Victory espérait que Basile croirait à son petit manège du « Je vais bien, tout va bien », mais elle n’était pas complètement idiote. Il n’avait pas besoin de la regarder très longtemps pour deviner que son refus l’avait abattue. Ne disaient-ils pas se connaître beaucoup trop pour ignorer quand l’autre se sentait en peine ? Ne l’avait-il pas déjà vue dans un état similaire il y a bien des années, quand ce jour-là, c’était Mallory qui était responsable de ses pleurs ? Basile se retrouvait, bien malgré lui, à la place de celui qu’il avait copieusement critiqué à cette époque.

Elle n’aurait jamais cru qu’il la rattraperait, qu’il la piègerait contre elle et qu’il lui demanderait pardon. Sa vue disparut et se brouilla pour ne donner qu’un chaos confus de noir et de gris où elle se blottit sans s’en rendre compte. Le geste lui était si familier, si naturel et pourtant c’était la première fois qu’elle se retrouvait dans les bras de Basile de manière aussi intime. Elle voudrait qu’ils restent ainsi pour toujours, que le temps s’arrête pendant au moins une minute. Elle se sentait protégée, et même si elle n’avait pu retenir une larme ou deux, au mois elle ne pleurait pas – la boule dans sa gorge avait disparu, tandis que son cœur battait à tout rompre.

« Basile … » murmura t-elle tout bas tandis qu’il lui relève le menton et la regarde, la touche de ces mots qu’il n’avait jamais prononcé en des années d’amitié solide. Victory aimerait pouvoir le repousser, le haïr d’être aussi injuste. Mais elle en serait en réalité bien incapable – tout comme elle savait que l’envie brûlante de l’embrasser n’était pas raisonnable. Pourquoi fallait-il le fuir pour qu’il comprenne qu’elle lui était importante ? La jeune femme soupira lentement ; elle avait un talent tout à fait particulier pour se fourrer dans des histoires compliquées. Celle-ci ne dérogeait pas à la règle.

Elle finit par remonter à la surface, lentement. Peu importait le reste – le caissier qui les observait au loin d’un drôle d’air, leurs deux voitures qui pouvaient bien bloquer d’autres clients éventuels, les lumières peu flatteuses de la station-service et cette odeur de mauvais café persistante. L’anglaise ferma les yeux un court instant en sentant sa paume tiède contre sa joue avant de lui répondre. « Je t’abandonnerai jamais. Je te le promets. Je serai toujours là quoi qu’il arrive. » Et il pouvait en être sûr, elle tiendrait cette promesse. Malgré ce qui se passait ou non entre eux, Victory et Basile demeuraient des amis fidèles et intacts.

La brune souffrait de prendre conscience qu’elle ne pouvait pas se contenter de ça. Même si ces preuves d’affection étaient les premières et les plus colossales, les plus touchantes qu’il ait pu avoir envers elle jusque là, la jeune femme ne voyait toujours pas de réponse à ses interrogations. « Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? Qu’est-ce qu’on est, au juste ? » La question était douloureuse à poser, mais elle nécessitait une réponse. Ils avaient besoin de se fixer, de savoir où chacun voulait aller, et s’ils voulaient tout simplement la même chose.  « Je … Je sais que ça me fera mal, mais je refuse de me lancer dans quoi que ce soit si t’es pas prêt. Si tu te sens pas capable de ça. Ou simplement, si t’en as pas envie. C’est ton choix. » Victory ne tenait guère à lui infliger une quelconque pression. Mais il lui paraissait égoïste et sans issue de l’obliger à être avec elle alors qu’il paraissait encore plus perdu qu’elle. « Je ferai ce que tu veux. Dis-moi juste la vérité, s’il te plaît. » lui souffla t-elle.

L’anglaise n’était pas tout à fait elle-même, ou plutôt, elle se redécouvrait dans sa façon d’être. Cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas laissé libre cours à ses sentiments, et maintenant qu’elle pouvait enfin le faire, Basile y répondait avec une pudeur touchante. Au-delà de cette faille dans laquelle elle s’était engouffrée avec l’accord de son ami, elle ressentait son honnêteté, sa peine aussi de ne pas pouvoir totalement répondre à son souhait. Dire qu’elle aurait été heureuse aurait été un demi-mensonge : la douleur était seulement bien plus supportable, presque infime à côté du pas de géant qu’il avait effectué pour elle. Ce qui expliqua sans doute sa facilité à accepter, dans un murmure, la réponse que lui donnait enfin l’ex-Gryffondor. « D’accord. » Même si elle savait la route semée d’embûches, Victory avait la sensation d’avoir percé une partie de l’armure de Basile, et cela avait un goût plus qu’agréable.

La jeune femme avait toutes les peines du monde à se dire qu’après ça, les choses allaient être différentes. Même s’ils n’étaient pas un couple, ils n’étaient plus des amis, et cette différence était bien plus lourde de conséquences qu’elle ne l’imaginait. Peu importait les autres et leurs avis préconçus, tout ce qui comptait à présent c’était qu’ils puissent avancer. Et cette volonté prit la forme d’une suggestion on ne peut plus surprenante venant du Flaversham – Vic’ en haussa légèrement les sourcils, pas sûre d’avoir bien entendu. « Toi et moi en rendez-vous ? » Une sorte de nouveau départ qui pouvait leur convenir. Et une façon pour eux de peut-être arrêter de jouer les enfants qui ne voulaient pas voir la réalité. « Ca me paraît un bon début. » approuva t-elle finalement avec un sourire nouveau, loin de ceux malicieux ou taquins qu’elle pouvait lui décocher.

Jamais ils n’avaient été aussi tactiles – si on omettait la seule danse qu’ils avaient échangé au bal de Noël de Poudlard -, pourtant la brune prenait vite goût à cette habitude qui ne devait pas en devenir une. Il lui fallait laisser un peu de temps à son ami, et à elle aussi d’ailleurs. [teal]« Tiens-moi au courant, alors. »[/color] A contrecœur elle se décida à quitter les bras de l’Auror, même si elle se permit de se hausser sur la pointe des pieds pour embrasser Basile sur la joue en guise d’au revoir. Elle conservait encore les traces immatérielles de l’étreinte de Basile autour d’elle et ce ne fut qu’une fois plongée dans la fraîcheur de l’extérieur qu’elles se volatilisèrent.