Seule, prostrée à la terrasse d'un café, Joy attendait. Aussi silencieuse et immobile qu'on pouvait l'être, figée dans une attitude inspirée des proies les plus influençables, elle tâchait de contempler ses ongles pour dissimuler son malaise croissant. Il y avait tant de doutes qui semaient le chaos sous son crâne. Le retard de son ami, son ami, se répéta-t-elle avec une sorte d'horreur ébahie, était comme un appel à chasser de son esprit la certitude pesante que Natanael ne lui avait pas tout dit. Joy était une femme dont les idéaux semblaient taillés dans la pierre : ils étaient tout simplement inébranlables. Gare à celui qui avait la lâcheté d'abandonner en chemin ou, pire encore, l'audace de lui mentir. Or, c'était précisément ce qui la troublait à cet instant précis. L'idée que Nat ait pu lui mentir.

Cette possibilité lui paraissait si odieuse qu'elle aurait mille fois accepté de s'arracher la peau à mains nues si cela pouvait lui apporter l'assurance que le jeune homme n'était pas celui que ce dossier prétendait qu'il soit. Ses mains glissèrent distraitement sur les précieux papiers qu'elle avait eu la bêtise d'emmener avec elle, dans son sac. C'était une initiative dangereuse. Il était plus qu'interdit de sortir du ministère ce type d'informations. Elle risquait un blâme, voire sa place. Cependant, on lui avait trop bien appris comment se faufiler sans se faire prendre.

Ce dossier était une ancre à laquelle se raccrocher, la preuve évidente qu'elle ne délirait pas et qu'elle avait droit à un minimum d'explications de la part du prétendu Moldu. Le mot sonnait comme une insulte, même pour elle dont les origines auraient pourtant dû la mettre à l'abri de ce genre de préjugés. Sans doute cette contradiction résidait-elle dans le fait que Nat dépouillait ce terme de son sens premier pour s'en servir comme d'un costume, un moyen d'échapper à sa vie passée. Peut-être. Ou peut-être pas. Au fond, ça ne changeait rien. L'affront restait le même. Sa stupéfaction en découvrant par hasard l'objet de ses préoccupations ne s'était pas évaporée. Une rage tranquille brûlait toujours et menaçait d'exploser alors qu'elle réalisait que d'une certaine façon, elle aurait dû s'en douter. Elle était si éprise de justice et d'honnêteté que effaçait sans même s'en rendre compte les bons moments qu'ils avaient pu passer ensemble. Ils ne comptaient plus désormais, ou à peine. Ils lui semblaient presque tâchés de mauvaise foi et d'hypocrisie.

De la même façon qu'elle renierait avec une facilité insolente son amitié avec Jessie  des années plus tard, elle s'apprêtait à oublier Nat aussi facilement qu'il n'avait jamais existé.
Du moins, c'était ce dont elle voulait se persuader.

Toutes ses belles résolutions s'écroulèrent à la vue de la silhouette désormais terriblement familière qui se dirigeait vers elle. Comme d'habitude, Nat était fidèle à lui-même. Ou bien au personnage qu'il incarnait ? Joy plissa les yeux en le regardant approcher, ses sens en alerte, veillant à utiliser ses réflexes d'Auror pour découvrir le moindre détail suspect. Mais non, ce n'était rien d'autre que ce bon vieux Nat. Un simple Moldu qui ne semblait pas s'embarrasser d'une vie sociale palpitante et qui la changeait agréablement de la camaraderie presque envahissante de l'Ordre, de la proximité bruyante des Aurors ou bien encore du tintamarre affectif des anciens élèves de Poufsouffle. Un ami auprès duquel elle pouvait fuir les problèmes qui agitaient le monde magique.
Un ami qui, apparemment, fuyait encore plus qu'elle.

Elle l'entendit vaguement s'excuser et sa main décrivit un geste qui pouvait aussi bien dire « Pas de problème » que « Ne t'inquiète pas ». Conformément à son habitude, trop bien entraînée pour le laisser nourrir le moindre soupçon, elle enchaîna aussitôt d'un ton joyeux qu'elle s'efforça de maîtriser : « Comment tu vas ? » Tandis qu'elle affichait un visage neutre, son cerveau tournait à plein régime. Le confronter directement était risquer qu'il prenne la fuite et sortir sa baguette dans un tel lieu sans avoir de mandat était un risque qui la dépassait largement. Elle aurait pu y aller au bluff mais pour la même raison qu'elle ne l'avait pas tout de suite dénoncé aux autorités, elle refusa d'avoir recours à un stratagème aussi malhonnête. De plus, songea-t-elle férocement, plus blessé qu'elle ne l'aurait imaginé, elle ne voulait pas s'abaisser à son niveau.

Elle croisa les bras, lui dédia un sourire amical et dit en feignant d'avoir l'air indifférente : « Mon boulot me crève. J'ai des courbatures partout. J'aurais bien besoin d'une potion pour me remonter. » La référence était aussi grosse qu'une maison. Certes elle pourrait toujours s'inventer une excuse ou feindre l'ignorance, potion étant après tout un terme comme un autre, mais elle avait perdu tout goût pour la subtilité à présent. Elle ne craignait pas sa réaction. Qu'était-elle, après tout  ? Simplement Joy, professeure de boxe et grande sœur dévouée.
Aussi moldue que lui.

Vas-y, Natanael. Continue à faire semblant. Ose me mentir en face.

Spoiler:

À l’instant même où Natanael lui répondit d’un ton tranquille – une ordonnance, pouvait-on faire plus moldu, Merlin ? – Joy sentit gonfler en elle une vague de ressentiment incontrôlé. Elle voulait croire – croire qu’elle s’était trompée mais surtout croire en leur amitié. Elle réalisa, peut-être un peu tard, qu’elle aurait pu choisir de lui faire confiance et simplement lui poser la question au lieu de tenter de le piéger. Mais ses instincts d’Auror déjà supplantaient toutes ses belles résolutions, elle ne faisait pas partie de ceux qui se dégonflent à la première difficulté, qui interprètent les règles comme cela leur sied. Elle avait juré, juré de défendre son pays, d’en chasser les mages noires, de protéger la population. Elle était tout bonnement incapable d’ignorer le fait que Nat pouvait être un danger. En tant qu’Auror, elle se devait de deviner en quoi.

Mais en tant qu’amie, elle pouvait encore lui laisser une chance, malgré l’indignation qui menaçait de la faire éclater. Nat lui avait menti et peu importe ses raisons, Joy se sentait blessée.
La jeune femme lui dédia un regard scrutateur, oubliant de jouer les imbéciles alors que ses yeux étaient attirés par le mouvement instinctif qu’avaient décrit les mains de Nat. Elle aurait reconnu ce réflexe entre mille. Elle s’était habituée à le déceler chez Nikolaï à chaque fois qu’elle faisait un pas de trop dans son espace personnel, l’avait vu naître chez Basile au fur et à mesure de leurs traques communes, avait même fini par l’adopter malgré les protestations de sa sœur et les soupirs découragés de ses amis. Où est ma baguette, criait ce geste.
Je suis en danger.

Pendant une seconde, elle ressentit une honte paralysante. Elle cligna des yeux et froissa machinalement sa serviette. Ce fut à cet instant que le serveur s’approcha de leur table. Elle n’osa pas le regarder, de peur de dire une bêtise. Laissant Nat prendre sa commande, elle analysa ses différentes options. Aucune ne la satisfaisait et elle n’avait pas chipé ce document au ministère pour repartir avec sans s’en être servi comme moyen de pression. Le serveur l’interpella. Rêveuse, elle fit un signe de la main pour dire qu’elle ne prendrait rien. Elle ne voulait pas être ralentie par la nécessité de payer si jamais les choses tournaient mal.

Pressentant l’étonnement de Nat, elle le fixa d’un air froid. Elle avait déjà pris sa décision.
D’un geste atrocement calme, trop calme pour dissimuler parfaitement sa nervosité, Joy sortit le dossier et le déposa sur la table entre eux. Elle laissa à Nat une seconde pour prendre conscience de ce que c’était puis le reprit presque aussitôt et le rangea à l’abri. Fixant son ami d’un regard froid, elle s’apprêta à lui fournir une explication – avant de changer de plan, choisissant dans un élan de lâcheté de conserver l’opportunité de sauver leur amitié. Si cela était possible. Elle tut sa fonction, tut son rôle au sein du ministère et espéra que cela suffirait. Sa voix n’était pas aussi contrôlée qu’elle l’aurait souhaité, elle déraillait dangereusement dans les aigus et menaçait d’exploser en une tirade colérique.
« Alors, tu vas encore faire semblant de ne pas comprendre mes insinuations maintenant ? » Prenant une profonde inspiration, elle continua : « On va tout reprendre depuis le début, d’accord, Nat ? Qu’est-ce que tu es ? »

Et juste comme ça, elle pouvait sentir la culpabilité se disputer à la colère et à l’urgence d’accomplir son devoir.