La musique assourdissait les oreilles de tous les sorciers qui se trémoussaient, verres à la main. Willow songea qu’elle devait faire tâche, mais au moins elle n’était pas seule paumée dans ce bar dansant. Il y avait Jane, toujours prête à faire la fête, à éclairer son monde de sa bonne humeur contagieuse et de son énergie vibrante. C’était une bonne raison pour faire bonne figure et tenter de danser un peu elle aussi. Faire comme les autres, se fondre dans la masse, ça ne pouvait pas lui faire de mal. Même son père le voulait.

Will se retourna pour refaire face à son amie qui l’avait emmenée au milieu de tous ces gens pour se laisser guider par le rythme des mélodies du lieu, mais il n’y avait plus personne devant elle. Ou en tout cas, plus de Jane à l’horizon. « Jane ? » Une pensée la traversa : son amie lui avait répété déjà au moins cinq fois qu’elle devait aller aux toilettes – ce que Will avait sans doute mal compris au dépaet, mais qui maintenant expliquait peut-être son interlude imprévue. « Oh non … » soupira la louve, un frisson parcourant ses épaules. Celui-là n’était ni du au froid, ni à la fatigue, mais plutôt lié à l’appréhension de devoir fendre la foule seule pour dénicher son amie parmi la masse bruyante et alcoolisée de sorciers.

Will regrettait un peu d’avoir accepté, quelques heures auparavant, cette proposition de sortir se changer les idées. Oh, elle savait très bien comment faire pour penser efficacement à autre chose : les soirées calmes où elle gribouillait pendant des nuits entières face à la Lune à demi-voilée lui allaient bien. Mais c’était sans compter sa nouvelle amitié improvisée avec Jane Risenfield qui s’entêtait depuis plusieurs mois à vouloir l’emmener faire la tournée des bars – et cette nuit, l’américaine avait réussi. Grand bien lui fasse. Willow, pour être honnête, n’avait pas eu à se plaindre jusque là. Elle avait bu – un peu, pour faire plaisir à Jane – et finalement était parvenue à se détendre. Tous ces efforts réduits en poussière puisqu’à l’instant précis où elle avait remarqué que la membre de l’Ordre s’était évaporée, le mur blindé de méfiance qu’elle s’était forgée était revenu l’entourer.

Elle s’était remise à marcher dans un automatisme, prenant la direction que son flair lui indiquait – un sens partiellement trompé par les effluves de cigarette, d’alcool sucré et de parfums trop forts et bons marché. Un coup d’épaule la secoua à peine, mais c’était suffisant pour que le type qui venait de le lui adresser s’arrêta face à elle, la bloquant. « Hé, salut ! » Le sourire bancal et faussement charmeur qu’il lui accorda fit craindre le pire à Willow : à en juger par ce qu’elle sentait, il empestait le gin et le Whisky-Pur-Feu. La brune voulut se décaler mais il avait choisi de jouer à l’abruti et la suivit dans un mouvement similaire, persistant dans son sourire forcé. « T’es mignonne, tu sais ? » Les compliments glissaient sur elle, si insensible et peu croyante à ce genre de charabia. « Tu veux pas qu’on aille dans un coin tranquille, toi et moi ? » Non, martelait son cerveau alerte tandis que la brune s’appliquait à jouer la sourde oreille. En vain, puisque le garçon la fixait avec insistance. « Non merci. » La froideur qu’elle avait placé dans son ton aurait du suffire. Du moins elle l’espérait, car elle sentait les dernières gouttes de patience s’étioler dans ses veines. Usant brièvement de son talent de rapidité pour le doubler d’une milliseconde, Willow esquiva cette fois-ci pour de bon le jeune homme.

Mais elle l’avait fâché. Ou au moins vexé ; et c’est ce qui le poussa à devenir bien plus intrusif. « Quoi ? T’es sérieuse ? Allez, fais pas ta timide. » Le jeune homme, insurgé, lui attrapa le bras d’autorité pour la rapprocher de lui de force et lui imposer son haleine chargée. Un coup à devenir ivre rien qu’à la troisième respiration. Le malaise de se sentir tout à coup forcée l’étouffa et la colère monta, véritable geyser d’impulsivité. Se défendre, il fallait qu’elle lui fasse comprendre une bonne fois pour toutes qu’elle n’était pas son chien. « J’ai dit – » Elle s’était retournée et ne souriait plus. Son visage avait changé. Quelque chose dans ses traits avait durci. Un aura curieux, presque animal, l’avait enveloppé et avant même que le jeune homme n’ait pu protester, elle coinça son bras dans une prise aussi brusque que maîtrisée, le tordant dans un angle absolument peu commun. Les basses de la musique explosèrent, couvrant par chance le cri que poussa l’inconnu – mais ça ne semblait pas calmer la Silverstein, qui paraissait prête à le lever par le col pour le jeter par terre.

Une main s’abattit sur son épaule comme pour la retenir, douche froide physique. Quelqu’un d’autre la touchait, et ce contact-là lui donnait une sensation familière, une vague d’ondes qu’elle avait déjà ressenti. Son regard, d’un bleu surnaturel électrique – qu’on aurait pu confondre sans peine avec les néons du bar nocturne – se retourna pour se confronter à deux iris. Merde, c’était Némo. Derrière elle, Will entendait encore le type gémir de douleur, sa main exerçant toujours la pression qui l’empêchait d’aller plus loin dans sa tentative de drague lourde.

La colère battait dans ses tempes, son sang lui disait d’envoyer valser cet inconnu et de se lâcher une bonne fois pour toutes. La musique chaotique et assourdissante, loin d’apaiser ses envies, la nourrissait plus encore que l’adrénaline qui pulsait. Et finalement, le contact de cette main ne changerait pas grand-chose, lui dit même une partie de son instinct. Peu importe qu’il y ait du monde, des regards posés sur eux, peu importe que ça ne se fasse pas. « Et si je m’en fous ? » L’intuition parle sans même que Willow ne se retourne tout de suite. Ses phalanges sont encore blanchies par la tension exercée sur l’homme quand elle regarde enfin l’autre qui a choisi d’intervenir. Lui. Encore, toujours lui.

Le visage de Nemo au beau milieu de cette foule ne lui arracha qu’un vague froncement de sourcils. Elle était surprise, mais plus autant que toutes les autres fois où il avait fait intrusion dans sa vie tranquille et routinière. « Elle est malade ! » bredouilla le malheureux imprudent qui avait cru pouvoir flirter avec la première venue. S’il avait su sa véritable nature, nul doute qu’il n’aurait même pas cherché à croiser une seule minute son regard. Mais le mal était fait, et maintenant, il n’avait plus qu’à prier pour que Némo Desario réussisse à manœuvrer pour épargner son bras et sa soirée lamentable.

Willow n’avait d’ailleurs aucune attention envers l’autre sorcier. Plutôt intéressée par la défense qu’allait dresser l’avocat improvisé de ce dernier, elle écoutait avec une attention mitigée les phrases désireuses de calmer la sanguinité de la louve. Jusque là rien d’intéressant : mettre hors d’état de nuire les quelques vigiles du bar lui apparaissait sinon comme une promenade de santé, un défi amusant. Et si elle savait très bien qu’elle n’allait pas attenter à la vie du débile inconscient qui avait voulu la draguer, elle n’était vraiment pas contre l’opportunité de le refroidir définitivement de toute forme de contact humain. L’ex-joueur de Quidditch devait sentir qu’aucune de ses justifications ne trouvait un écho chez elle, sa main se resserrant un peu plus doucement sur son épaule sonnant comme une invitation supplémentaire à se raisonner. Et finalement, ce fut l’étrangeté de sa dernière remarque qui fit mouche.

« C’est la lumière qui fait ça. » répondit-elle, un peu prise au dépourvu tandis que ses iris baissaient simultanément en intensité, s’éteignant progressivement comme deux flammes mourrantes. Elle aurait mieux fait de se contrôler, cela lui aurait évité de griller sa couverture en seulement quelques secondes d’inattention. Willow hésitait encore sur la marche à suivre – mais elle savait d’ores et déjà une chose : la présence de Némo ici confirmait une énième fois la théorie selon laquelle là où l’un était, l’autre n’était jamais bien loin derrière. Peut-être qu’il la suivait ? Pas sûr, elle l’aurait sentie depuis le temps. Impossible de croire à l’ironie du destin malicieux qui aurait cherché à les poser sur la même route à chaque fois.

Les gémissements du client étaient encore audibles quand Willow prit sa décision, le cœur légèrement chargé de regret. « Tire-toi. » capitula finalement la brune en relâchant d’un coup son bras, arrachant à sa victime un soupir de soulagement et une grimace avant qu’il ne s’éloigne rapidement. Il n’avait même pas jeté un regard derrière lui, tout juste un remerciement à l’adresse de l’autre loup-garou, bien trop heureux de s’en tirer à si bon compte – pourtant la soirée n’était pas terminée pour elle, et encore moins pour le mexicain face à qui elle se tenait maintenant, le regard fixe et la pupille encore malgré elle agitée par l’excitation brutale qu’elle avait ressentie.

Elle n’arrivait pas totalement à se calmer, et pour cause Willow sentait encore les pulsations de la louve en elle battre. Elle n’avait pas envie de se cacher, comme si elle l’avait assez fait ces dernières semaines alors qu’elle aurait pu se montrer sous son vrai jour. Mais ce n’était pas le moment. Y avait-il un seul bon moment d’après elle ? souligna sa conscience non sans cynisme. La tatoueuse ne faisait jamais suffisamment confiance aux gens pour leur confier ce secret lourd de conséquences sur elle. Et quand elle était face au mur, face à quelqu’un comme elle, elle se blindait encore d’illusions et de mensonges. Ne souhaitant pas supporter le regard lourd de sous-entendus encore non explicites de Némo, la brune se renfrogna. « Il le méritait. Et il a eu de la chance que tu sois là. » répliqua la brune sans sourciller. Il n’avait pas l’air de vouloir croire à ses histoires cette fois-ci, mais ça tombait bien car elle non plus ne comptait pas le laisser lui mentir encore une fois. « Comment tu sais que Jane est là ? Tu vas me dire que tu l’as aperçue peut-être ? » Sa voix avait trahi cette volonté de sa part de faire tomber les masques. La brune s’avança vers lui, épinglant son regard sans sourciller. C’était elle qui initiait pour la première fois un rapprochement. Et curieusement ce constat ne l’effleura qu’à peine. « Je sais que t’es pas comme les autres. Ne me mens pas à moi. » Pas besoin de crier pour qu’il l’entende, elle savait d’ores et déjà que son ouïe aurait capté chacune de ses syllabes aussi distinctement que si elle les lui avait glissé au creux de l’oreille. « Et si c’est ce que tu comptes faire, il vaut mieux que tu t’en ailles. »

Et bien tant mieux, songea Willow intérieurement. Les hommes ne devraient pas avoir la sensation que parce qu’ils sont ce qu’ils sont, ils peuvent aller toucher n’importe qui et les prendre pour des bouts de viande … Peut-être exagérait-elle. Peut-être voyait-elle le mal partout mais la jeune Silverstein ne voyait pas les choses du même angle que la plupart des femmes de son âge. Elle regarda Nemo, ses lèvres pincées dans une moue sceptique. « Tant mieux. Sérieusement, les gens devraient pas laisser des inconnus se coller à eux, comme si c’était pas … Leur espace d’intimité ? » Le concept échappait clairement à la brune, qui, à ses propos, n’avait pas du vivre beaucoup d’interactions sociales fortes depuis quelques temps.

Si le mexicain avait raison sur un premier point, néanmoins, c’était que sans son intervention, la brune aurait été expulsée à grands coups de pied du club. Ou alors elle s’en serait aussi pris aux vigiles, ce qui était à envisager dans son cas. « C’est là où je dois te remercier ? » Elle se fit plus sèche qu’elle ne l’aurait souhaité et finalement, la louve ralentit un peu la cadence de sa frustration. Voilà pourquoi elle n’allait jamais en boîte de nuit : toutes ces agressions sensorielles finissaient invariablement par la rendre nerveuse et colérique. Un état qu’elle n’aimait pas et qu’elle n’avait jamais maîtrisé avec le temps – fuir ces lieux était une solution plus simple. « Merci d’être intervenu. » Elle n’irait pas plus loin. Il y avait de toute façon des sujets plus importants à traiter, comme ces non-dits qu’ils entretenaient entre eux depuis un peu trop longtemps.

Et là encore, même au pied du mur, Nemo esquivait ses accusations, jouant l’innocent qui ne comprenait rien à ce qui lui arrivait ; à moins qu’il fut véritablement à l’ouest, mais Wilow ne voulait pas en démordre. « Bravo. Belle déduction. » La brune en grinçait presque des dents tant elle avait l’impression qu’il continuait à tourner autour du pot. Pourquoi est-ce qu’ils jouaient à ce jeu-là ? Will n’avait jamais aimé les manipulations, elle n’était pas du tout de celles qui cultivaient les secrets : elle avait plutôt tendance à chercher à les percer à tout prix, d’ailleurs. Lui ? Il en venait à un constat simple : elle ne lui avait jamais rien demandé. « Eh ben c’est le moment de te la poser alors. » Elle attendait un mot, une parole mais ce furent ses mains qui se plaquèrent sur ses épaules qui lui répondirent. Et comme pour l’isoler du reste du monde il l’entraîna jusqu’à ce large pilier où elle se retrouva adossée, cernée par la carrure et l’étrange tiédeur qui émanait de Nemo. Il ne l’avait pas lâché du regard, et elle non plus : jusqu’à ce que dans la pénombre de la boîte, les iris de l’ancien joueur rougirent progressivement, luisant devant elle. Opposés au bleu précédemment glacé des siens, ils ne signifiaient qu’une seule chose : lui aussi était un loup-garou.

L’envie de se marteler le crâne du poing et de se traiter d’idiote finie fut aussi violente que rapidement coupée par un sentiment nouveau : la libération. C’était frais, inédit … et un peu étrange. Son inconscient l’avait rattrapé avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit : maintenant, elle n’était plus seule. Il y avait un autre comme elle, dans le même cas. Et ça, c’était fou. Déroutant, quelque part rassurant, mais en même temps totalement prédictible depuis le départ. « Je le savais. » Elle enrageait presque d’avoir perdu autant de temps alors que son intuition le lui avait comme hurlé au visage depuis le début. Et maintenant que toutes ses suspicions étaient confirmées, que les mystères s’emboîtaient aux explications qui découlaient de cette révélation, Willow se retrouvait silencieuse, hésitant sur le comportement à adopter. Elle aurait pu reprocher à Nemo la stratégie qu’elle avait elle-même adopté : le mensonge – pur et simple ou par omission, la frontière était maigre. « Pourquoi est-ce que tu n’as rien dit plus tôt ? » Parce que si elle avait perçu quelque chose, lui aussi s’en était forcément douté. Et malgré ça il n’avait pas fait un pas vers elle pour lui montrer qu’il était un ami et pas un ennemi. Willow ne lui en voulait pas, simplement elle avait besoin de comprendre. C’était tellement nouveau qu’elle était perdue, pas certaine de pouvoir démêler toutes les questions qu’elle avait envie de lui poser. « Depuis combien de temps … ? » C’était ça qu’elle voulait savoir. Le lieu n’était sans doute pas approprié mais elle avait envie d’en connaître plus sur ce qu’il avait du traverser, sur ce qu’il avait vécu. Comme pour mieux s’identifier.