Lupin n’était toujours pas là, mais elle était au courant depuis plusieurs années maintenant : le loup-garou le plus populaire de l’Ordre du Phénix avait un emploi du temps suffisamment chargé pour expliquer le retard qu’il avait. La consultation hebdomadaire qu’elle avait avec  l’ancien enseignant en Défense contre les Forces du Mal devait avoir lieu cette après-midi même au square Grimmaud. Comme bien souvent, Will pouvait parler de tout ce qui lui passait par la tête – que cela concerne ou non sa nature véritable. Mais aujourd’hui, elle attendait plus ou moins patiemment dans une des pièces qui servait de réunion, avachie dans un des sièges, en train de dessiner une série d’arabesques qui formaient une mer déchaînée.

Dessiner lui occupait l’esprit et les mains, lui faisait perdre la notion du temps, et surtout, la rendait incroyablement calme et silencieuse. Elle pouvait passer des heures à faire ça sans jamais décrocher un mot, et surtout, s’insurgeait de pouvoir être interrompue dans sa concentration. Alors quand la porte s’ouvrit tout à coup, la jeune femme se tendit instantanément, le regard vissé sur l’arrivant comme un chasseur venant de tomber sur sa proie.

« Ah, salut. » Une drôle de sensation, aussi furtive qu’incongrue, traversa son esprit tandis qu’elle avait accordé un bref coup d’œil au grand brun qui venait d’arriver dans la salle de réunion vide. C’était loin d’être une proie vu sa carrure, mais il restait un parfait étranger et surtout, un élément perturbateur dans son attente paisible et solitaire. Elle avait néanmoins l’impression de l’avoir déjà croisé sans connaître son nom, ce qui n’était pas surprenant étant donné qu’elle passait plus rapidement qu’un coup de vent au QG de l’Ordre et que c’était surtout par son père qu’elle avait des nouvelles. Quentin était toujours aussi peu réceptif à la voir participer délibérément à la vie de l’organisation secrète et illégale, principalement pour ces deux raisons. Il n’avait pourtant pas le choix, Will avait décidé de s’y engager et elle aidait quand elle le pouvait – ce qui se faisait rare car, curieusement, on ne l’appelait pas souvent. Encore un coup fumeux de la part du père, sans doute.

Ainsi donc, si le visage de l’homme qui venait d’arriver ne lui disait absolument rien en terme de célébrité, elle avait déjà ouï dire que deux nouveaux venaient récemment de s’être fait attribuer un mentor. Et étant donné qu’elle avait rapidement compris que Quentin s’occuperait du cas d’un dénommé Isaac Delpech qu’elle avait vu, et que ce type la précisément était inconnu au bataillon … Ce devait être le futur élève du meilleur ami de Silverstein père. Le pauvre, songea t-elle inconsciemment en se grattant la joue distraitement, les yeux rivés sur le papier de son carnet à dessin ouvert sur la table. Après quelques minutes d’un silence souvent coutumier avec elle, la jeune femme releva à nouveau le menton vers l’inconnu pour poser de but en blanc sa question, sans détour ni fioriture. « C’est toi la recrue de Wilson-Turner ? Si c’est ça, désolée pour toi. C’est un vrai crétin. » Au moins il était prévenu ; et s’il se mettait à le défendre, alors Willow n’aurait plus qu’à prendre ses affaires et changer de pièce – et se méfier aussi de cet individu qui ne pouvait pas apprécier Isaiah et être normalement constitué.

Sans quitter les coups de crayon qu’elle donnait avec application sur la surface matte, la jeune femme poursuivit. « J’m’appelle Willow, Willow Silverstein, comme Quentin … et toi ? » Comme si ça avait réellement une importance … Un jour Will arrêterait de se présenter ainsi, comme n’étant que « l’enfant de », mais ce jour-là elle n’aurait plus vraiment quoi que ce soit d’autre à dire qui la rende identifiable. Elle aurait pu d’ailleurs lui parler en le regardant dans les yeux, mais c’était bien trop commun pour quelqu’un comme elle, et préférait donc spontanément se rabattre sur son carnet de dessin où elle était déjà occupée à gribouiller depuis bientôt un bon quart d’heure. Non, elle n’allait pas du tout passer pour quelqu’un de bizarre.

Le pauvre. Il allait devoir subir Isaiah Wilson-Turner. En son for intérieur, la jeune Silverstein était soulagée de savoir qu’elle s’était adressée à temps à la bonne personne ; et ce même si Charlie devait avoir à se plier à des consignes extérieures de la part de Quentin. A choisir entre un mentor légèrement restreint par son père et un type aussi irritant que du poil à gratter qui n’avait pas l’air de prendre au sérieux la vie en générale et celle des autres, son choix était très vite fait.

Cette information valut en tout cas presque instantanément à Némo de voir la jeune anglaise se détendre. Savoir qu’ils étaient au moins deux à trouver Isaiah légèrement suspect pouvait toujours initier une forme quelconque d’unité. Pourtant lorsque le jeune homme se dirigea vers la chaise à côté de la sienne pour s’y installer, la demoiselle eut comme un mouvement imperceptible de recul, son corps entier s’immobilisant pendant une fraction de seconde tandis que son regard alla du siège à Némo, de Némo au siège. Ca, ce n’était pas trop prévu. Depuis quand les gens s’installaient à côté d’elle délibérément ? « Euh. » Elle se rappela alors qu’en plus de paraître légèrement grossière envers lui, cet inconnu était membre de l’Ordre et apparemment aussi hostile envers elle qu’un oreiller rempli de plumes. Et puis il lui avait même demandé s’il pouvait. Un peu comme s’il avait déjà compris qu’elle était légèrement territoriale sur les bords ? « Oui … Oui oui. » finit-elle par marmonner tout bas, rassemblant ses crayons autour d’elle pour lui faire de la place et pour cacher sa gêne maladroite.

Il s’était alors présenté, plaçant deux syllabes originales sur un visage qui respirait la force tranquille. « Némo ? Tiens ça me fait penser à … » Ses yeux fouillèrent le vide, à la recherche d’un souvenir perdu de son enfance qui finit par lui revenir. « Je crois que c’est un personnage dans un livre moldu. Enfin bon, on s’en fout. » Le Capitaine Némo, tel était le nom de ce héros de Jules Verne dont Quentin lui avait parfois lu quelques histoires ou conseillé quelques livres en grandissant – avant de finir par réaliser que sa fille n’était pas vraiment du genre littéraire, préférant écouter les conteurs que se plonger dans des tas d’ouvrages aussi mythiques que poussiéreux.

Elle renifla l’odeur de la bière involontairement et fronça légèrement le nez sans pour autant s’exprimer – il lui était plus simple d’occulter cette note amère du paysage sensoriel. Puis Willow reprit Némo, sans quitter sa feuille des yeux, calme et concentrée. « C’est pas du coloriage, c’est du dessin. » La nuance avait son importance pour elle et c’est ce qui expliquait qu’elle la souligna le plus simplement du monde. La brune étala à la vue de son voisin la page qu’elle s’acharnait à recouvrir minutieusement de toutes sortes de symboles diffus, esquisses plus ou moins abstraites et parfois même de formes figuratives – des arbres, des fouillis de lianes et de végétaux, des torsades d’épines. Dans un coin, elle avait même commencé à dessiner l’ombre d’un animal à quatre pattes, mais avait oublié d’achever la bestiole qui demeurait sans tête et sans fin à son corps félin. « Ca occupe les mains et l’esprit. » Elle semblait prête à repartir dans ses gribouillis et ses croquis quand elle releva brusquement le nez, suspendant dans l’air son crayon de bois déjà bien mordillé pour reporter un regard véritablement perplexe vers le mexicain. « Est-ce que t’étais en train de te moquer de moi ou c’était juste une blague sympa pour essayer de détendre l’atmosphère ? » Ce n’était peut-être pas la meilleure façon du monde d’éclaircir une incompréhension, mais pour Willow c’était la seule envisageable. Et puis pour une fois, elle avait l’intime et curieuse sensation de pouvoir se fier à ce nouveau, cet étranger – un terme qui en temps normal, n’évoquait que de la méfiance pour la lycane.

Jules Vernes. Ces syllabes avaient suffi à enclencher chez elle une onde de sympathie subite, presque empathique. « Oui, c’est exactement ça. » Elle esquissa un sourire, si absurde de joie – elle qui n’avait pas l’habitude qu’on saisisse ses références, surtout françaises – qu’elle s’arrangea très vite pour le dissimuler et replonger dans ses dessins. Si Quentin avait été là, il se serait gentiment moqué d’elle et lui aurait dit de ne pas avoir honte d’être touchée de la sorte. Pourtant ce n’était pas faute d’avoir essayé d’apprendre pendant de longues années à sa petite fille à se dérider, mais Willow restait toujours un peu sauvage, un peu à part.

Elle haussa les épaules tandis qu’il paraissait s’excuser de la méprise au sujet du dessin. En réalité la louve n’était pas tout à fait offusquée ou vexée, elle préférait d’ailleurs mettre les choses au clair quant à son manque de second degré évident – ou parfois trop prononcé. « Oh. Non c’est pas ça, en fait j’ai juste souvent l’habitude de rater les bonnes blagues alors je préférais demander. » Là encore, il aurait été parfaitement légitime de croire que la brune enfonçait le clou en rajoutant une couche d’ironie piquante. Or ça n’était absolument pas le cas, d’ailleurs la jeune femme manquait bien trop de vice pour pouvoir être méchante à ce point.

Alors qu’elle poursuivait toujours son petit chef-d’œuvre sur papier comme si de rien n’était, une pensée traversa son esprit légèrement taquin. Dis donc Will, c’est que tu parles beaucoup de toi … La constatation lui arracha intérieurement une vague surprise. Willow avait commencé à prendre petit à petit ses marques à l’Ordre du Phénix, cependant elle continuait à avoir des difficultés à sympathiser avec tous ses membres – Isaiah en tête de file – et surtout, elle demeurait cette fille à qui on avait collé l’étiquette de jeune recrue indescriptible. La pointe de son crayon retourna instinctivement vers la silhouette inachevée du loup qu’elle avait commencé à un moment. Toujours présent quelque part dans son subconscient et ses gribouillis, le canidé abyssin prenait paisiblement forme pendant qu’elle répondait tout naturellement à Nemo. « Ouais. Ca me change les idées. » Ca et le tatouage. Pourtant elle n’était pas couverte de la tête aux pieds de symboles et d’encre, et ce n’était pas seulement parce que son père la voyait encore comme une petite fille de cinq ans et demi. Will préférait voir ses réalisations sur les autres, comme si c’était en quelque sorte le seul lien social qu’elle acceptait sans se braquer – voire même qu’elle appréciait trouver chez les autres. « Chacun son truc. Toi ça pourrait être … la couture, par exemple. » s’entendit-elle poursuivre de manière complètement distraite et égale. L’image du jeune homme en plein tricot la fit rire en son for intérieur, mais la jeune femme se mordilla les joues pour éviter de paraître totalement irrespectueuse et cinglée.

L’évocation de Quentin la fit inconsciemment sourire de façon beaucoup plus douce pendant une fraction de seconde, minuscule morceau de preuve que quelqu’un pouvait bien mériter tout son amour et tout son dévouement. Elle en était profondément, inconsidérément fière, de son père. « On peut dire ça, oui. C’est Quentin Silverstein, peut-être que t’en as déjà entendu parler. » L’homme légendairement connu pour être aussi froid qu’un glaçon et brut de décoffrage, le roc solide et imperturbable qui la protégeait de tout. Parfois même à tort, mais Will n’aurait jamais su lui en remercier autrement qu’en se plaçant à son tour en bouclier – et rejoindre l’Ordre avait été la suite logique de cette volonté.

La jeune fille reposa finalement son crayon avant de poser son regard sur Nemo avec prudence, comme on observe quelque chose qui pourrait très vite déguerpir au moindre souffle d’air. « Au fait, pour Isaiah … Il est tout le temps comme ça, oui. Dans ses bons jours, il se contentera juste de faire des vannes nulles et d’y rire. Mais ca reste un type louche, c’est sûr, même s’il prétend le contraire. Ca se sent. » La louve avait parlé. Elle avait trop parlé, plus que d’habitude en tout cas, et ça n’était pas la première fois que cela lui arrivait. Cette sensation d’en dire beaucoup sans être sûre que cela soit pertinent, elle la connaissait et pour cause, elle l’avait éprouvé récemment avec Elias. Mais il y avait une nuance cette fois-ci, une différence minime et intangible : quelque chose qui ressemblait à l’inconnu, tétanisant et imprévisible. « Enfin ... Tu vois, quoi. » Non, il n’allait certainement pas voir, Willow. Mais quitte à passer pour la fille à côté de ses pompes devant une personne de plus ou de moins, ça n’était plus qu’un détail.

Même s’il semblait sur la réserve et plutôt très observateur, ce Nemo lui paraissait aussi marrant qu’elle. La réflexion pouvait porter à confusion et même sonner comme l’inverse d’un compliment mais le fait qu’elle puisse s’identifier si vite et si aisément à un inconnu la rassurait. Elle était presque contente d’avoir fait une telle rencontre – le genre de considérations qui lui arrivait bien rarement. « Vraiment ? T’as une tête à tricoter pourtant. » Elle sourit de toutes ses dents, signe évident d’une blague qui était particulièrement à son goût – et à lui seul, comme à chaque fois – avant de reprendre. « J’aime bien le camping. Si je pouvais vivre la moitié de l’année dans une forêt, loin des gens bruyants et des problèmes … » soupira t-elle rêveusement, se prenant à se perdre quelques secondes en imaginant ce que ça pouvait faire que de se réfugier dans une tente magique géante où il n’y avait que le bruissement des feuilles, du vent et de la pluie pour venir vous perturber. Même si elle devait légèrement passer pour une asociale finie, Willow trouvait surtout le charme du camping dans sa proximité avec la nature elle-même. Si ça se trouve, peut-être qu’elle le croiserait un jour, lui aussi, sous sa forme secrète.

Will s’étonna intérieurement d’une telle remarque de sa part et songea qu’il était préférable de ne pas trop divaguer pour le moment. Nemo continuait de surcroît à lui parler, ce qui nécessitait qu’elle l’écoute de manière optimale et totale – même si elle était très douée pour faire semblant de tendre l’oreille aux autres. Même s’il était un bleu, ce qu’il avait montré de lui laissait peu de place au doute : il était taillé pour être ici. « T’inquiète pas. Je suis sûre qu’ils vont t’adorer ici. Tu te feras vite ta place. » lâcha t-elle sans détour et sans ambage. Curieusement, ces mots-là étaient une fois de plus sortis de sa bouche sans qu’elle ne se les explique ; seule l’intuition que ce nouveau membre de l’Ordre allait être la coqueluche de leur groupe primait. Elle sentait, rien qu’à l’odeur qu’il dégageait, qu’il en imposerait sans difficulté majeure – et c’était là toute la clé pour devenir un élément fort de l’Ordre. « Tu connais Remus ? C’est … marrant. » souligna t-elle, un brin intriguée. Peu de gens dans leur organisation clandestine avait l’opportunité de côtoyer le loup-garou dans leurs premiers jours. Peut-être que ce n’était que le fruit du hasard. Peut-être que c’était autre chose.

Théorie fumeuse mise de côté, la brune se reconcentra sur son dessin. « C’est Charlie Daniels. Même si pour le moment il a pas eu beaucoup l’occasion de me former. » Un constat amer qu’elle n’avait su cacher à son interlocuteur, d’ailleurs voilà même qu’elle continuait à parler plus pour elle-même que pour l’autre. « Il fallait s’en douter, quand on a un père qui – enfin, non, rien, laisse. » se reprit-elle, un brin nerveuse. Ca ne le regardait pas.

La porte s’ouvrit sans que personne ne l’eût prédit, dévoilant sur le pas de la porte Lupin. Drôle de coïncidence, quand on parle du loup, faillit dire à haute voix la jeune fille avant de se faire la remarque que le destin avait un drôle d’humour. Remus, quant à lui, avait l’air tout aussi surpris que les deux jeunes gens, sinon même bizarrement amusé et réjoui. « Willow, tu es là … Oh, bonjour Nemo. » Son regard alla de l’un à l’autre dans un silence un tantinet intriguant avant que le sorcier ne se reprenne en toussotant légèrement. « Je m’excuse de vous interrompre, je viens d’arriver. Nous pouvons y aller si tu le souhaites. »

Elle en avait oublié qu’elle était ici pour le voir. Willow mit quelques secondes à réaliser que c’était bien à elle qu’on s’adressait et pas au porte-manteau derrière elle, et referma son cahier d’un coup sec. « Ouais, c’est parfait, allons-y. » souffla t-elle en rangeant pêle-mêle ses affaires dans son sac. Décidément, ses émotions ne cessaient de la désarçonner : s’il y a quelques minutes elle était plutôt à l’aise avec Nemo, l’arrivée de Lupin l’avait tout à coup arrachée à cette petite bulle sereine et ramenée à la réalité.

Elle se dirigea vers la sortie de la salle sous le regard du lycan le plus âgé de la pièce, jetant un coup d’œil à Nemo en passant devant lui. « Bon ben, bonne journée à toi. Et encore bienvenue. » Ces paroles pouvaient paraître d’un classicisme aberrant, mais de sa part à elle, c’était une forme d’accueil très amical et chaleureux. Avant d’avoir l’impression de sourire comme une gourde, l’anglaise tourna le dos au mexicain et quitta la pièce, suivie de près par Remus.