Et le tigre cligna des yeux

hypnotisé par les iris du serpent perfide

Une musique douce au piano flottait dans l'air, accompagnée d'effluves de nourriture et d'aromates. Des odeurs dignes des plus grands restaurants, et qui venaient de toute évidence de la cuisine de la maison. Tout semblait calme, serein, paisible. Une atmosphère étonnante, peu habituelle dans cet endroit. Sherkan frotta le bout de son nez, et finit d'arranger la table. C'était parfait - de cette perfection dérangeante, trop douce à l'oeil et trop idéal, comme si cela défiait la réalité. Le sorcier bougea encore le dernier couvert. Ces gestes avaient déjà été exécutés, hier, et avant-hier, sur la nappe blanche. Les chaises raclèrent quand il les écarta, à la manière d'un maître d'hôtel maniaque. Ses vêtements faisaient d'ailleurs penser aux intendants élégants - un costume noir, une chemise blanche impeccable aux manches relevées négligemment. Ce charme certain et implacable, aussi certain qu'une respiration, qu'un glissement de coeur. Le vélane sous-cutané. Le sang qui chante dans les veines brûlantes de cette fièvre impatiente.

Lichuan était parti. Il avait tourné le dos, lâche et couard, comme à son habitude. La harpie n'était pas courageuse, et encore moins brave. Elle battait des ailes pour ne pas perdre de plumes. Mais il reviendrait - il le faisait à chaque fois. Car ils ne pouvaient vivre l'un sans l'autre. Non, c'était plutôt que Lichuan ne pouvait vivre sans lui. Sherkan s'auréolait de ce superbe déni, et croyait, pensait, se fourvoyait - il n'était qu'un manipulateur, dont l'humanité pourtant crevait la surface de bois et de vernis. Il était évident pour le moitié-vélane que leurs deux existences s'entremêlaient de façon trop enchevêtrée pour pouvoir se délier. Sherkan avait façonné Lichuan - et par bien des égards l'asiatique le modelait également, invisible main cruelle, présence délirante. Une attraction impitoyable qui s'exerçait entre eux, comme deux orbites, deux planètes qui manquent de se heurter, de se détruire, se cherchent et se fuient. Sherkan n'abandonnait pas l'idée, et depuis trois jours, depuis le départ de Lichuan il avait dressé la table afin de pouvoir l'attendre. Et le plus jeune risquait d'avoir des surprises si il pénétrait à présent dans la maison - les plats français mijotaient dans un bruit délicieux, la musique était celle du Lac des Cygnes, mélodie magique qui semblait venir de partout à la fois, enchanteresse. Le point d'orgue était Sherkan lui-même, qui n'avait jamais été aussi beau ni aussi soigné. Une beauté fatale, le tigre était un félin puissant et arrogant, aux visages tirés par cette joie étrange. Car, dans chacun de ses gestes, cette inhabituel bonheur transpirait. C'était extrêmement louche, comme un serpent qui se camouflerait dans les ombres. Le sorcier se prit même à siffloter d'un ton bienveillant, alors qu'il allait vérifier la cuisson des aliments.

Un bruit lui fit lever la tête. Comme un fauve, il bondit dans le salon. Guette la silhouette connue, familière. Attendue. Désirée. Rien n'échappait au tigre quand il était sur son territoire, et sa vigilance constante était comme une chape de fourrure douce, son regard allait partout, mais surtout s'accrochait au visage qui apparut. Le sifflement mélodieux résonne à ses lèvres, et son air prend un instant une lueur narquoise, joueuse. Son instinct lui fit remarquer la veste inconnue - le parfum arrivait à ses narines, odieux, traître. Qui ? Où ? Mais non. Il n'allait pas tout gâcher maintenant. Il avait autre chose  à dire, autre chose à faire. Il devait se montrer sous son meilleur jour. Il devait séduire. Pour mieux attraper dans ses griffes la proie hypnotisée par son regard gris comme un ciel d'orage. C'était le moment qu'il attendait - et la gloire rejaillirait bientôt, divine et dorée. Il triompherait, oui. « Bienvenue à la maison, Lichuan. » La voix était mélodieuse, flutée, parfaitement contrôlée. Comme un instrument, non pas vulgaire mais raffiné. Pas de cri, pas de remarque - juste cette façon de lui dire bienvenue. Tout cela donnait une sensation de décalage, même au tigre acteur, mais il s'en réjouissait si fort !

electric bird.