Faire des surprises à Quentin était toujours une excellente idée, mais cette après-midi là, lorsque Willow Silverstein voulut insérer la clé de la maison familiale pour y entrer, la serrure déjà déverrouillée la fit froncer des sourcils. Ce n’était absolument pas le genre de son géniteur de laisser le domicile accessible au premier venu, on n’était pas dans un moulin à vent chez les Silverstein. Et pourtant … Pourtant la porte était ouverte, et tandis que Willow poussait silencieusement le pan de bois pour arriver dans l’entrée, sa main droite avait saisi par un curieux réflexe non pas sa baguette magique mais le pistolet qu’elle portait constamment sur elle – Quentin aurait été on ne peut plus ravi de voir que ses leçons avaient porté ses fruits.

Sa petite fille ne se faisait pas d’illusions, si elle savait viser une cible, elle n’avait aucune envie de se servir de l’arme dont elle avait empoigné la crosse. Elle tendit l’oreille, alerte aux moindres sons. Etait-elle tout simplement trop méfiante, trop paranoïaque ? La louve en elle criait à la prudence et à l’écoute de son instinct tandis que son côté humain se moquait, plaidant qu’il n’y avait sûrement personne d’autre qu’elle. Parce qu’il n’y avait qu’elle pour se pointer à l’improviste chez son entourage. Elle, ou un voleur, répondit du tac au tac son subconscient – un bruit de pas fit s’arrêter son cœur et la brunette n’eut aucun mal à détecter d’où venait le bruit. Le salon.

Réfléchir n’avait jamais été son point fort, et surtout pas quand il fallait se jeter dans la mêlée. Rapidité et vivacité étaient les maîtres mots de son comportement, ce qui expliqua que Will passa la porte du living-room sans hésiter, arme au poing, le doigt enclenché sur la détente, pour viser … La tête du meilleur ami de son père, cet imbécile, qui n’avait rien trouvé de mieux à faire que de s’installer dans un des confortables canapés du salon pour déguster un whisky qui appartenait à Quentin.

Willow avait envie de grogner, mais elle se retint – ce n’était pas très « civilisé », lui avait déjà dit Lupin. Elle ne pouvait guère se permettre de le mettre dehors, mais si ça n’avait tenu qu’à Will, Isaiah Wilson-Turner aurait déjà eu son derrière expulsé à coups de pied de la demeure sans qu’aucun mot ne soit prononcé. Chacun de ses pores transpirait de suspicion quand elle le voyait : était-ce son air sempiternellement moqueur, ses phrases au dixième degré qui lui échappaient constamment ou le fait qu’un type pareil puisse être aussi proche de Quentin, Willow ne savait pas l’expliquer, mais elle ne l’aimait pas. Le vouvoyer était un indice clair sur la distance qu’elle tenait à mettre entre eux. « Qu’est-ce que vous faites là ? J’ai cru que c’était un voleur, j’aurais pu vous blesser. » Elle ne mentait pas – jamais – et il était même presque effrayant de se dire que Willow aurait pu sincèrement tirer sur Isaiah. Mais elle savait qui étaient ses ennemis, et si pour l’heure elle n’arrivait toujours pas à définir ce qu’il en était de lui, elle ne se permettrait jamais de blesser un innocent de cette façon. Même si un peu de plomb dans la tête d’Isaiah ne lui aurait pas fait de mal ... « On sait jamais sur qui on peut tomber chez soi apparemment … » marmonna, ronchonne, la brune avant de finalement ranger son arme dans l’intérieur de sa veste avant de s’écarter de Wilson, décidément incapable de supporter son regard plus longtemps que possible. Elle attrapa une babiole qui traînait là pour occuper ses mains, et qui s’avéra être une balle anti-stress – à se demander pourquoi ils avaient ça chez eux.

La tatoueuse chercha du regard très rapidement le signe éventuel qu’ils n’étaient pas seuls. C’était raté de toute manière, il n’y avait ni veste appartenant à son père ni la moindre trace de sa présence. Son odeur ne pouvait pas aider : étant chez lui, tout humait l’ancien briseur de sorts. « Quentin est là ? » Sa voix ne pouvait masquer la légère anxiété teintée d’agressivité qui la trahissait. Willow Silverstein était bien trop attachée à son paternel pour une jeune femme de vingt-quatre ans mais ça, elle s’en moquait complètement.

Encore et toujours cette stupide histoire de BN. Willow opta pour la défense plutôt que l’attaque et se contenta de répliquer un peu froidement, et surtout très honnêtement. « On a pas l’habitude d’accueillir des gens, en fait. » Ils n’étaient ni la famille la plus chaleureuse ni des gens doués pour sociabiliser avec leur voisinage. On n’avait jamais entendu dire des Silverstein qu’ils organisaient les meilleurs apéritifs du quartier, pas plus que leur réputation en matière de bons samaritains n’était légendaire. Ils avaient toujours vécu ainsi ; forcés de cohabiter avec les autres, ils ne cherchaient jamais profondément à s’intégrer. Parce que d’une façon ou d’une autre, ces derniers réussissaient toujours à sortir du lot. Incapables de masquer leurs singularités, ils ne pouvaient pas être la charmante famille monoparentale Silverstein. Ils étaient toujours étiquetés comme le quadragénaire paranoïaque et sa fille spéciale, un peu trop solitaire pour être fréquentable.

Quant aux sorts de protection, ça n’était pas une surprise, Quentin en était féru et trouvait ça aussi normal que d’avoir une collection de mitraillettes dans le sous-sol de sa maison à côté des jouets de plage. Le simple fait que Wilson ait pu les déjouer fit grimacer la tatoueuse. « Je lui signalerai son manque de vigilance pour que ça se reproduise plus, vous inquiétez pas. » Intraitable et toujours aussi premier degré, Will ne se démontait pas. Ca éviterait que celui-ci revienne faire une intrusion. De plus, son père serait enchanté de découvrir que ses mesures de sécurité n’étaient pas infaillibles.

Le verdict était sans appel, ces deux-là allaient devoir attendre sans se battre que Quentin rentre. Willow n’avait aucunement l’intention de partir – c’était laisser gagner Isa et lui permettre de faire ce qu’il voulait dans la maison, ce qu’elle n’accepterait jamais. Ca restait une partie de son territoire, aussi louve pouvait-elle être dans l’âme. « Ouais, il semblerait. » La jeune femme finit par lancer la balle anti-stress – non pas dans la tête d’Isaiah – mais dans le vide-poche de la table basse avant de s’asseoir de manière un peu raide en face de lui. « Je … ne fais pas de tête, et puis ce surnom est débile, sans rire. Je n’ai pas cinq ans et demi. » Il semblait toujours se moquer de tout, et d’elle en particulier, ce qui l’agaçait profondément. Si cela avait été de la part de quelqu’un d’autre, elle ne s’en serait pa autant formalisée. Will avait l’habitude d’être noyée sous les surnoms ridicules dont l’affublait son paternel. Elle acceptait même que quelques uns de ses très rares amis se permettent des fantaisies dans son prénom. Mais quand il s’agissait d’Isaiah, elle n’était plus tout à fait sûre d’être quelqu’un de tolérant. Les BN, quelle idée ridicule, elle avait bien vu les sourires niais affichés sur ces biscuits moldus et n’avait en aucun cas fait le rapprochement avec la moue qu’elle avait quand Turner était dans les parages – c’était même plutît l’inverse, mais il devait sans doute faire de l’ironie. C’était bien une technique de type sournois, ça.

Le silence ne la dérangeait jamais : elle adorait le calme, même si celui-ci était particulièrement tendu et malsain. Comme si l’un jaugeait l’autre sans savoir à quel moment la situation dégénérerait ou s’il allait encore faire une blague vaseuse. « Vous lui voulez quoi à Quentin ? » Là, maintenant ; et à plus long terme aussi, d’ailleurs. Willow s’était toujours posée la question de ce qui pouvait bien justifier qu’un type comme Isaiah veuille sympathiser avec le Silverstein. Elle avait tellement de difficultés à comprendre le concept d’amitié que pour elle, nécessairement, le tenancier avait besoin d’un prétexte quelconque pour fraterniser avec quelqu’un.

Toujours occupé à parader, si fier et si sûr de tout ce qu’il lui racontait. Isaiah avait cette assurance et cette paisible étincelle de moquerie perpétuelle dans le regard qui l’énervaient encore plus, même quand il ne prononçait pas la moindre phrase. Silencieux ou bavard, il avait suffisamment de griefs pour attirer ses réprobations. Mais le pire restait quand il prétendait savoir à la place des autres – savoir à la place de Quentin. « Qu’est-ce que vous en savez ? » aboya t-elle presque, sentant pertinemment que si son paternel avait été dans la même pièce qu’eux à cet instant, il lui aurait fait très clairement comprendre qu’elle manquait de sang-froid et qu’elle dépassait les bornes. Ca tombait bien, Quentin n’était justement pas là – et Isaiah ne devait être que trop content de voir Willow mordre à l’hameçon, s’emballer avant d’essayer de se calmer, en vain. « Non. » Le mot tomba entre eux comme le couperet d’une guillotine un peu trop bien aiguisée – vraiment, Willow Silverstein possédait un talent incroyable pour faire se sentir indésirables les gens en qui elle n’avait pas confiance. « Il serait pas d’accord. »

Elle aurait pu croire que tout ceci s’arrêterait sagement là. Belle erreur ! L’audacieuse question d’Isaiah la cloua sur place. Etait-il sincèrement en train de remettre en cause sa présence à elle dans cette maison ? Il ne manquait décidément pas de toupet et si tant était qu’il s’agissait simplement d’une petite blague de second degré, Will n’avait absolument pas envie d’en rire. Elle rétorqua donc avec la douceur habituelle que le barman lui connaissait. « Je fais ce que je veux, je suis chez mon père. Et il m’a laissé une clé. » Elle sortit le fameux sésame de sa poche, l’agitant entre eux deux avec évidence pour illustrer son propos et la différence majeure qui les distinguait. « C’est ce qu’on fait quand on veut que les gens qu’on apprécie viennent chez nous. On leur laisse un moyen légal pour venir. » La légalité n’était certainement pas un de ses sujets de prédilection, elle qui était une créature magique non répertoriée au Ministère. Mais elle n’en avait rien à faire. Elle se sentirait toujours moins suspicieuse que le barman.

Il s’était redressé sur ses appuis, la fixant avec une insistance dérangeante. Mais plutôt que de se dégonfler, la lycane se tenait tout simplement droite, fière et défiante, le regard brûlé par tout un tas de sentiments colériques qu’elle contenait comme elle le pouvait. « Vous savez, c’est pas parce que vous êtes à l’Ordre que les autres vous feront automatiquement confiance. » Et par « les autres », elle parlait forcément d’elle. Willow ne saisissait pas pourquoi Quentin faisait confiance de cette façon si aveugle et déstabilisante à quelqu’un comme Wilson-Turner. S’il mettait tous ses radars dans le rouge, Willow savait que ce n’était pas pour rien. Bien sûr, il y avait eu cejour. Celui qui permettait à Isaiah de se racheter de toutes ses fautes futures. Cette fois-là où il avait sauvé la vie de Quentin – et où elle, trop jeune, n’avait rien pu faire. Pour ça, les Silverstein se savaient inconsciemment redevables et c’était pire encore pour Willow. Mais ce n’était qu’une question de temps et de preuves avant qu’elle ne trouve quels squelettes Isaiah cachait précieusement d’eux.

« Et puisque vous en parlez, moi je vous trouve opportuniste. Et vous sentez bien trop mauvais pour être honnête. » Réplique saugrenue si l’on ignorait la véritable nature de la jeune tatoueuse – en réalité, derrière ces mots apparemment enfantins et puérils, Willow soulignait simplement l’acuité de ses sens. C’était l’avantage d’être à demi-loup : l’odorat ne trompait pas. Et aujourd’hui, Isaiah sentait comme tous les autres jours ce drôle de parfum, à mi-chemin entre des effluves que Will aurait pu elle-même apprécier – le cuir, l’odeur de l’essence – et des odeurs bien plus humaines et traîtresses – celle du mensonge, persistante.

Plus impoli, tu meurs, grondait une voix intérieure en elle. Willow le savait déjà depuis un certain temps mais les aptitudes du quadragénaire à la faire tourner en bourrique ne cessaient jamais de se développer avec le temps. Et dire, justement, qu’il était un adulte plus que confirmé, c’était presque consternant de réaliser qu’il était parfois bien trop puéril. « On lui demandera, ouais. On lui demandera. » rumina l’éternelle suspicieuse, laissant planer un parfum de défiance dans la pièce. S’il avait été présent, Quentin aurait calmé le jeu d’une manière ou d’une autre. Mais pour le moment, l’ambiance dans le salon des Silverstein ressemblait plutôt à celle d’un western-spaghetti.

Si la jeune tatoueuse s’était attendue à le voir dégainer à son tour le sésame d’entrée de la maison, elle aurait sans doute pu ravaler son air estomaqué. Décidément, plus le temps passait, moins Quentin se méfiait des bonnes personnes. C’était tout simplement aberrant. Elle referma la bouche, croisant farouchement les bras. « Une clé, ça se récupère. » Ce n’était pas parce qu’on lui avait accordé un tel passe-droit qu’il ne pouvait pas le perdre en un temps record. Et Willow allait se charger personnellement de tout faire dans ce sens.

La paranoïa de la jeune femme était autant lisible que visible mais les justifications d’un tel caractère demeuraient bancales. Jamais personne n’avait vraiment pris au sérieux son pressentiment et pire encore, Isaiah lui-même parvenait à retourner la vapeur. Et à chaque fois, il trouvait toujours la corde sensible imparable. « Vous – vous êtes vraiment … » Les mots lui manquaient, la rage l’étouffait. Incapable de digérer sa colère, à deux doigts d’exploser, Willow sentait qu’elle pouvait vite perdre les nerfs et oublier tout ce que Quentin lui avait inculqué – bonnes manières, présomption d’innocence et retenue – simplement pour le plaisir vorace d’en coller une à Wilson-Turner.

Car le problème majeur, c’était qu’il avait raison sur toute la lignée. S’il n’avait pas été là ce jour malheureux où Silverstein père avait été touché de plein fouet par un mauvais sortilège, Will n’aurait plus de famille à l’heure actuelle. Et cette pensée-là la déchirait intérieurement. Qu’elle puisse être redevable d’un individu pareil la rendait folle. Elle se sentait prise au piège par la réflexion tordue et bien huilée d’un magouilleur de première et n’avait aucun moyen tangible de le montrer aux autres. Elle était comme cette fille de la mythologie grecque, Cassandre, qui avait le malheur de prévenir les autres de dangers réels et qu’aucun ne croyait jamais.

Et bien sûr, Isaiah appuyait là où ça faisait mal. Il ne se contentait pas de viser juste, il insistait. Comme s’il avait entendu son subconscient, il fit écho à l’absence de faits pour étayer ses accusations. La louve ne se démonta pas, fixant le barman de son regard flamboyant de détermination bravache. « J’ai rien à vous prouver à vous. Mais ne vous inquiétez pas. Vous ne vous êtes pas trahi pour le moment. C’est seulement une question de temps avant que je trouve votre faille. » Un discours qui avait de quoi faire rire le concerné – et de l’inquiéter un tantinet aussi s’il avait réellement quelques squelettes dans son placard. Au vu de la persévérance de la lycane, elle allait forcément trouver quelque chose, et elle pouvait alors devenir particulièrement menaçante.

La tension trop électrique qui flottait dans l’air acheva de la convaincre qu’elle ne pouvait pas attendre tranquillement la venue de son père. Ils étaient de trop dans le même espace vital et elle n’avait pas envie de perdre son sang-froid. Encore moins de gaspiller la confiance de Quentin en faisant n’importe quoi. Elle se redressa brusquement, quittant le canapé. « Sur ce, je préfère pas rester. L’air est pas respirable ici. » Elle tourna les talons pour aller chercher son sac et le jeter sur l’épaule. Partir vers la porte et ne pas se retourner, ne surtout pas céder. Même si son esprit animal s’insurgeait d’un tel manque de courage, la raison lui intimait de battre en retraite. « J’imagine que vous ferez ce qui vous chante, mais dites à mon père que j’ai essayé de passer le voir. » De là à savoir si Isa jouerait le jeu ou non, Willow ne jurait de rien. Elle avait de toute manière déjà retrouvé l’air ambiant solaire de la rue et claqué la porte derrière elle.